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Vers à Lyre n°11


Posté le 07/05/12 dans En vrac

Chers Brouzoufs !

Un petit passage éclair entre deux révisions (et oui, il y en a qui ont des examens bientôt), pour vous signaler que j'ai été publiée dans l'excellente Vers à Lyre, une revue gratuite qui mêle illustrations, photos et textes autour d'un thème. Le thème de ce numéro 11 est la ville et vous y retrouverez une photo et un texte de moi au milieu de participations de grandes qualités. Pour le télécharger, c'est par ici.

Bonne lecture et à bientôt,

Poutous,

Melhyrïa


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La tunique sans manches


Posté le 15/05/11 dans En vrac

Voici un petit conte qui, je l'espère, aura l'heur de vous plaire malgré son imperfection criante.

 

La tunique sans manches

 

Il était une fois un Continent et au large Citadelle, la ville franche et rebelle. Par un soir d’orage (ce qui était dans ce coin du globe très ordinaire, il y faisait mauvais 364 jours sur 365), l’Émir continental claqua fermement la porte de la plus haute salle du plus haut donjon de Citadelle. Et il la claqua au nez de Roi de Citadelle. Cette fois-ci, le Roi avait dépassé toutes les bornes ! Il ne s’en tirerait pas à si bon compte, foi de Moi !… Et tout en rejetant ses manches par-dessus ses épaules, l’Émir déjà ourdissait une vengeance. Il dévala les innombrables marches, tourna au coin de 3 rues, traversa 15 canaux sur 20 ponts différents avant de déboucher enfin sur le port, une étroite ouverture barrée d’une herse dans la muraille de Citadelle. Tout en regardant la herse se relever, il trouva le plan parfait, l’entourloupe magistrale.

Sagement assise sur un banc du quai, la Princesse l’attendait, emballé dans un élégant ciré à large capuche sous une pluie violente. Les éclairs zébraient le ciel, il faisait spécialement moche ce soir tragique. Dans la lumière intermittente entrecoupée de roulement de tonnerre, l’Émir s’inclina devant la jeune fille. C’était en effet un homme poli en toute circonstances.  Il monta ensuite dans la barque diplomatique suivi de ses officiels, dans un charivari de parapluies orange. Une fois entassé dans la barque, ils attendirent 30 min deux suivants qui s’étaient perdus en cours de route. Une fois que les retardataires, dans un grand froufrou de tissu, se furent glissés dans les interstices encore libres, la Princesse passa à l’action. Elle tendit les mains, fronça les sourcils, et ondula. L’ondulation d’abord partit du bout de ses doigts, furtivement, à peine un petit frémissement. Ensuite ses bras se mirent à osciller, puis son corps tout entier, souple et tendu à la fois, liquide presque dans son élasticité. Et la magie advint : on ne l’appelait pas Princesse des Eaux Vives pour rien. L’eau agitée par la tempête, même au creux du port, se fit disciplinée et roula sagement sous l’embarcation surchargée, la roulant péniblement vers l’entrée du port. Prenant posément de la vitesse, la coquille de noix fila hors de Citadelle, poussée par l’ondulation de plus en plus rapide de la Princesse. Dix minutes durant, l’Émir glissa sur une bande de mer calme entre des vagues effrayantes, avant d’accoster en douceur sur son élan au quai diplomatique. La Princesse épuisée se laissa tomber sur le banc et pensa très fort que, décidément, les gens du Continent étaient certes bien vêtus mais drôlement gras.  

***

Les mois passèrent et le Roi de Citadelle, absorbé dans les préparatifs de la Fête Lumière, oublia quelque peu la querelle et la colère de l’Émir. C’est qu’il était si perfectionniste, si tatillon, qu’il tenait à vérifier lui-même jusqu’au plus insignifiant détail. Même la couleur des broderies du revers des manches des tuniques des danseurs de la Fête Lumière avait subi son inspection minutieuse. La Fête Lumière était le seul jour de l’année où toute la contrée resplendissait de rayons. Un seul jour de beau temps qui demandait de longues, très longues préparations. Le Roi tirait de cette fête une satisfaction personnelle immense. Il était persuadé que sa création, l’escouade spéciale de gardes-danseurs formée pour la danse de groupe avec tuniques à manches de deux mètres, ferait de cette fête la plus incroyable jamais vue. Il avait recruté lui-même chaque soldat. Il imaginait une fête encore plus belle que les années précédentes, avec un soleil énorme qui ferait fleurir tous les parcs et une température qui monterait peut-être à 30 ou 35°C. Une chaleur digne des légendes. L’ambiance festive avait pointé son nez la veille, lors d’une dernière répétition avec des Tuniques non-magiques. Le Roi avait été satisfait, tout était au point et il se réjouissait d’avance. La pâle clarté du ciel brumeux indiquait que le jour venait à peine de se lever mais, bien impatient, il ne pensait déjà qu’au lendemain, au jour de la Fête Lumière, à la douceur du temps, à l’air léger, au teint resplendissant des habitants… Mais pour l’instant, la ville était étouffée de crachin, ce petit crachin pénétrant et glacé qui mêlé au brouillard voilait les cris des marchands et celui, discret mais continuel, des gondoliers. À peine si l’on distinguait le jour de la nuit dans une telle purée de pois et le Roi, levé comme toujours à l’aurore, était toujours en robe de chambre lorsqu’un garde vint frapper à sa porte à 11h passées. Surpris et embarrassé d’être trouvé dans un pyjama à nounours tout sauf royal, le Roi lissa sa moustache pour se donner contenance, jeta un regard noir au Garde-danseur Aldo, meneur du troisième détachement de l’escouade spéciale.

-       Garde, que se passe-t-il ? demanda-t-il de sa plus grosse voix.

Cachant un sourire, Aldo se mit au garde-à-vous

-       Sa Majesté a reçu une missive du Continent !

-       Ooooh…

Le Roi saisit le pli comme une fusée de feu d’artifice dont la mèche aurait été allumée, puis la décacheta avec soin, sentant poindre une sale migraine. Oubliant totalement la présence du Garde, toujours figé dans son salut militaire, il déplia la missive, au demeurant fort courte. Le Roi la lut puis, furieux, vérifia l’authenticité du cachet, froissa la lettre, la jeta au sol, la récupéra, la relu, s’écria « Ah, le chien ! », déchira le papier et le jeta à nouveau par terre. Puis il quitta la salle en trombe, fonçant vers la salle de Garde trois escaliers plus bas. Aldo enfin put rompre son salut et, tout en massant sa crampe, ramassa les morceaux de lettre et la parcourut à son tour.

 

Cher Roi de Citadelle,

Suite à notre débat animé lors de ma dernière visite diplomatique, j’ai bien réfléchi. Ce différent entre nos grands pays ne devrait pas ressembler à une chamaillerie de frères jaloux. Nos deux peuples méritent mieux, aussi vous enverrai-je mon meilleur danseur pour la Fête Lumière en signe de paix et compterai moi-même parmi vos spectateurs.

Bien à vous,

l’Émir continental.

 

Ah. Quand même.

Deux heures plus tard, Citadelle était en état de siège. Le Roi avait beau être sûr de lui, il n’était pas question qu’il court le moindre risque d’être battu par le Continent. Son ancêtre, le fondateur de Citadelle, avait été exilé sur ce rocher hostile bien des siècles auparavant. Il l’avait transformé à force de volonté en une cité dont les tours élégantes, les marchés florissants, les larges canaux avaient acquis une renommée qui faisait désormais de l’ombre au Continent. Jamais un Roi de Citadelle ne laisserait plus l’Émir du Continent l’humilier. Jamais. Aussi la Princesse des Eaux Vives, postée dans le dôme de verre au sommet de la tour de vigie, avait-elle pour ordre de faire chavirer n’importe quelle barque s’approchant des fortifications.

Et à l’heure où, juste après le déjeuner, la plupart des habitants s’ensiestaient, bercé par le chant de l’averse sur les toits, une coquille de noix menée par un jeune garçon tanguait sur les vagues en direction de Citadelle. La Princesse l’aperçut la première, ramant contre le vent et la pluie, petit éclat doré donnant l’impression d’un morceau de soleil à la dérive. Elle prétendit d’abord ne pas le voir, désirant peu noyer qui que ce soit, mais les sentinelles donnèrent bientôt l’alerte. Sous l’œil sévère de son père, elle n’eut alors pas d’autre choix que de provoquer une immense vague qui s’enroula sur la barque et son rameur. Mais dès que le Roi, satisfait, tourna les talons et partit rédiger une lettre dans laquelle il prétendrait n’avoir, à son grand regret, pas vu l’ombre d’une paillette de tunique, la Princesse se remit à onduler discrètement, juste les orteils et les doigts cachés sous son ample robe. Sortant de la salle le plus calmement possible, elle se précipita avec lenteur vers la terrasse la plus proche, continuant à remuer faiblement pour ne pas perdre le contact avec le garçon. Vérifiant que personne ne pouvait la voir, elle ôta sa robe, en fit un paquet qu’elle noua à sa taille puis plongea, frissonnante sous un crachin glacial. L’océan l’accueillit avec douceur et elle nagea, souple comme l’anguille, jusqu’au jeune continental évanoui. Repoussant l’eau autour de son visage, elle forma une bulle d’air pour qu’il puisse respirer puis guida le corps sans connaissance jusqu’à la sortit d’un canal dont la grille, rouillée, était tombée quelques mois auparavant. Personne ne connaissait les canaux de Citadelle aussi bien qu’elle. Demandant à l’eau de porter le garçon, elle le mena jusqu’à un recoin perdu de la ville. Sortant le corps du canal, elle le traîna dans une ruelle obscure, chassa l’eau de la tunique dorée, déplia sa propre robe et l’essora également avec son pouvoir avant de l’enfiler. En retard pour son cours de maintien, la Princesse rentra dans sa tour, inquiète mais impuissante.

***

-       Majesté ! Majesté !

Le Roi sursauta et son air désapprobateur arrêta net Aldo, qui se figea dans un salut raide devant le Roi et sa fille.

-       Et bien garde, parle ! Quelle mauvaise nouvelle m’apportes-tu encore ?

Baissant les yeux, Aldo balbutia :

-       Euh… Majesté, c’est le… le danseur, sa tunique… des manches, euh…

-       Garde ! Parlez clairement enfin.

-       Oui, Majesté ! Le danseur du Continent que vous avez voulu noyer a réussi à survivre. Il erre dans la ville dans une tunique dorée de cérémonie sans manches et demande à ce que votre Majesté le reçoive !

Il faut savoir une chose à propos du Roi de Citadelle : il n’aime pas être mis le nez sur son échec, encore moins devant témoin.

-       Garde, rugit le Roi, tu mens ! Tout le monde sait que les tuniques de danse ont des manches, des manches longues qui plus est, très longues. Tu auras confondu avec quelque vagabond, voilà tout.

-       Mais…

Le Roi fit taire le pauvre garde d’un geste si péremptoire que la Princesse dut se mordre la langue pour s’empêcher d’intervenir en faveur du garde. Il lui fallait respecter les convenances à tout prix.

-       Bon. Par précaution, double les patrouilles et fais arrêter et jeter au cachot quiconque semble suspect. Avec ou sans manches.

Contenant son indignation (ce pauvre danseur du continent était décidément bien mal reçu !), le garde salua une fois de plus son souverain. Il s’apprêtait à quitter la pièce lorsque le Roi se racla la gorge.

-       Rmm rmm. Au fait Aldo, demain tu surveilleras la poterne 168.

Le Garde-danseur devint blanc comme un linge et ne réussi même pas à s’incliner correctement avant de fermer la porte. Des larmes d’injustice cherchèrent alors à s’échapper des yeux de la Princesse, mais elle les retint. Se mordant de nouveau la langue pour ne pas protester, elle entreprit de servir le thé et le dessert à son père avec toute la grâce que venait de lui inculquer son professeur de maintien.

***

Dépité, en colère, le Garde-danseur transmit les ordres royaux et rentra chez lui, renonçant à participer aux patrouilles qui, sous une bruine fine et pénétrante, mettait sous clé tous les errants de la ville. Aldo ne savait toujours pas comment annoncer à sa femme, la plus célèbre tisserande de tuniques enchantées de Citadelle, qu’il venait d’être exclu des festivités du lendemain lorsqu’il arriva devant leur petite boutique encombrée. Un panonceau accroché à la poignée indiquait « je suis à la Tour royale pour les derniers préparatifs ». La clochette de l’entrée tinta tristement et, puisque l’air au-dehors n’était pas si froid, Aldo laissa la porte ouverte pour que la tiédeur de l’après-midi entra dans la boutique. S’avançant au milieu des tissus chamarrés, richement brodés de fils rares et de paillettes étincelantes, il sentit un immense abattement le saisir. Il s’était entrainé si dur pour ce jour de fête, en vain ! Quittant son armure, sa cotte de mailles et ses bottes, il se rendit dans l’arrière-boutique et passa sa tenue de danse, une tunique superbe que sa femme avait tissé de fils puissants car teintés d’amour et de magie.

Avec un soupir et le cœur gros, Aldo retourna s’observer une dernière fois dans le grand miroir en pied du magasin. Ses manches, longues de 2 mètres suivant le règlement, tombaient au sol dans un drapé fluide auquel le moindre geste donnait vie. Un sanglot étreignait Aldo, mais il refusa de verser la moindre larme pour un Roi aussi ingrat. Les pleurs brouillaient sa vue cependant et, ôtant sa tunique, il ne vit une ombre humide couleur d’or terni se glisser dans son dos par l’entrebâillement de la porte et se faufiler dans l’arrière-boutique. Seul le bruit des bottes des soldats frappant les flaques d’eau l’alertèrent mais il était trop tard : Aldo, à demi-nu et sa tunique à la main, vit débarquer dans sa boutique sept gardes, échevelés sous leurs capuches cirée.

-       Tiens, mais c’est Aldo…

-       Tu n’aurais pas vu passer le Continental par hasard ?

-       Joli caleçon !

Mais Aldo n’avait vu passer personne et, après une vague fouille pas très motivée, la patrouille repartit dans les rues sous une ondée redoublée, grommelant que tout de même, on avait pas idée de leur faire poursuivre des chimères une veille de Fête Lumière.

Renfilant ses habits délavés de tous les jours, le danseur installa sur un cintre son costume de fête, d’un orange chatoyant, puis se dirigea vers l’arrière-boutique. Cette pièce était en fait l’atelier de sa femme, Ly, et l’on y trouvait pêle-mêle des textiles divers, des fils en pagaille, un métier à tisser, des tuniques en cours de réalisation soigneusement suspendues, des paillettes éparpillées, renversées sur la solide table autour de laquelle travaillait d’ordinaire la tisserande et ses trois aides. Avec un regard tendre pour le désordre de sa bien-aimée, Aldo se fraya un passage jusqu’à la grande armoire de bois sombre où était rangé le trésor qui rendait la boutique si prestigieuse. Les étoffes les plus précieuses, les fils d’or et d’argent, les aiguilles de la meilleure qualité, les éclats de pierres précieuses… Toutes les choses superbes destinées à la confection des tuniques de la Fête Lumière étaient rangées là. Avec un geste doux, Aldo entrouvrit la porte… et tomba nez-à-nez avec un jeune garçon à l’air très gêné. Sur le coup, la seule chose que le garde put penser fut « Je n’ai pas la berlue, sa tunique n’a vraiment pas de manches ! ». Puis, se ressaisissant, il ouvrit grand la porte du placard et invita son hôte à en sortir. C’est que les gens de Citadelle ont un code de l’honneur tout aussi strict que sur le Continent et l’hôte doit être traité avec tous les égards.

Aldo regarda le gamin un instant ; détrempé par la pluie, il frissonnait violemment mais n’osait ni bouger ni parler après avoir été pris en faute. Le garde, ému par sa jeunesse et le traitement que le Roi lui avait fait subir, s’inclina légèrement et dit :

-       Cher hôte, puis-je vous proposer des vêtements secs et une tasse de thé avec des pâtisseries ?

Des feux de joie s’allumèrent dans les yeux du jeune garçon à la mention des fameuses Douceurs de Citadelle, réputées exquises jusque sur le Contient. On prétend que leur goût particulier est du à la farine utilisée, moulue dans des moulins à eau de pluie alimentés par un complexe système de gouttières et de vases communicants quand les moulins du Continent sont à vent.

            Bientôt, assis dans la petite cuisine du petit appartement d’Aldo et de Ly, au-dessus de la boutique, les deux danseurs partageaient l’histoire de leurs vie : les madeleines de leurs mères, le soleil d’une Fête Lumière, la rigueur des entrainements, le bonheur de voir naître un neveu ou une sœur, la pluie chaude d’un jour d’été ; voilà des choses qui sont universelles. Puis, s’étant reconnus comme le font les vrais amis, grâce à l’impression de se connaître depuis toujours quand bien même cela ne fait qu’une heure, ils abordèrent des sujets plus sensibles, notamment celui de la politique. Après de longs débats, ils s’accordèrent pour dire que la faute était partagée, surtout par le Roi de Citadelle. Après une déclaration aussi solennelle, ils en étaient au premier silence de la conversation lorsqu’une voix monta l’escalier depuis l’arrière-boutique.

-       Aldo ! Aldo !

Bondissant sur ses pieds, le Garde-danseur rejoignit son épouse dans son atelier. Les yeux rivés à la tunique du continental, la jeune femme la retournait dans tous les sens, ses mains expertes froissant et lissant tour à tour l’étoffe dorée brodée d’écarlate, de vermeil et de toutes les nuances du jaune au brun. Malgré un bain de mer et un détrempage par l’averse, le vêtement luisait toujours faiblement dans la pénombre du jour gris, chargé de magie, de miettes du soleil qu’elle avait été tissée pour faire venir.

-       Cette tunique est splendide ! Cette facture, cette finesse du tissage, ne peut venir que du Continent ! Où l’as-tu…

La tisserande s’arrêta net : relevant la tête, elle venait de découvrir le garçon et, en un instant, elle comprit pourquoi la Tour royale était en émoi depuis le matin, encore plus qu’une veille ordinaire de Fête Lumière.

-       Un danseur… du Continent… Et c’est nous qui le cachons ?!

Aldo grimaça, reconnaissant tout de même de ce « nous ». En gentleman, le jeune continental s’inclina très bas, saisit la main de Ly et y déposa un baisemain avant de déclarer :

-       Mes hommages, Madame. Je m’appelle Anouar et suis votre obligé. L’Émir m’a mandé en votre Cité pour y contribuer à la Fête Lumière.

Décontenancée par la formalité d’un garçon si jeune, mais tout sauf idiote, la tisserande murmura comme pour elle-même :

-       Houlà, ça n’a pas du plaire au Roi ça !

Le coup d’œil éloquent qu’échangèrent son mari et le continental, associé au piètre état de la tunique, lui expliquèrent mieux qu’un long discours les épreuves qu’avait endurées l’émissaire. Sa longue journée de travail sous les ordres du Roi pointilleux et irascible l’avait déjà énervée et l’amitié évidente qui liait déjà les deux danseurs acheva de la convaincre qu’il fallait agir.

-       J’ai parlé aux danseurs et même à la Princesse : le Roi a de plus en plus mauvais caractère. Il faut faire quelque chose.

-       Oui, mais quoi ? demanda son mari.

-       J’ai dans l’idée de donner à cette tunique une seconde jeunesse et au Roi une bonne leçon, où je ne m’appelle plus Ly au Doigts d’Or !

Sous un grain qui secouait sévèrement la ville, comme énervé de devoir l’abandonner au soleil le lendemain, Citadelle fit semblant de dormir. Vêtus de cirés noirs et chargés de mystérieux paquets, des silhouettes parcoururent en tous sens la ville durant la nuit. Frappant à quelques portes choisies, échangeant quelques mots sous la confidentialité d’un parapluie-cloche, se réunissant dans des impasses aux murs aveugles, tous les acteurs de la Fête Lumière entrèrent en contact. Ils s’allièrent tous, des danseurs aux tisserandes en passant par les gardes, les Mesureurs de degrés et les décorateurs. Même la Princesse des Eaux Vives, échappée incognito de la Tour Royale, prit part au complot.

Toute la nuit, la flamme des bougies tremblota dans l’atelier de Ly.

***

Le monde était encore recouvert de ténèbres et il pleuvait toujours dru, pourtant la ville bruissait de toute part de la rumeur réjouie d’une foule en mouvement. Suivant la tradition, tout le monde allait nu-pied, vêtu de ses plus beaux atours et l’on avait sortis les parapluies de fête aux coupoles colorées. Les enfants, que l’excitation générale rendait plus turbulents qu’à l’ordinaire, clapotaient allègrement dans les flaques qui s’évaporeraient bientôt. Ils se poussaient joyeusement dans le caniveau ou sous les gouttières, salissant leurs beaux vêtements malgré les punitions encourues. 5 heure n’avait pas encore sonné à la Clepsydre que deux ou trois gamins imprudents étaient déjà tombés dans les canaux.

Tous les habitants étaient rassemblés sur les rives du Grand Canal. Il faisait noir, la pluie s’entêtait lourdement et un ou deux grondements de tonnerre roulèrent même entre les tours de Citadelle. Le silence se fit progressivement, les marmots eux-mêmes se turent après quelques ultimes gloussements et les bébés se rendormirent. Dans cette atmosphère grave, le Roi, vêtu de velours vert, fit son apparition sur le Pont Royal, accompagné de sa femme, de sa fille et du bruit des gouttes de pluie. À égal à côté de son trône se trouvait un siège et un frisson d’étonnement muet parcouru la foule quand apparu l’Émir Continental, habillé d’une somptueuse superposition de voiles bleus semblant l’habiller d’eau. Les monarques se firent la bise, comme le veut l’usage, puis s’assirent. Un moment passa et le public, impatient, n’avait plus d’yeux que pour la Clepsydre. Bientôt, quand le godet supérieur serait plein, la roue à aubes tournerait, il serait 6 heure et la pluie s’arrêterait pour la première fois depuis 364 jours.

Enfin une goutte fit déborder le vase, la roue tourna d’un cran et, entraînés par l’engrenage, les rouages de l’horloge à eau se mirent en branle avec un bruit mécanique qui raisonna dans le profond silence. L’aiguille bascula sur le six avec un cloc sonore. La cloche familière sonna six fois, une seconde passa, puis une deuxième, puis une troisième et enfin ceux qui avaient la meilleure ouïe commencèrent à percevoir, mêlée à la celle de l’ondée, la mélodie d’une harpe. Descendant lentement le Grand Canal, une barge de verre qui en occupait toute la largeur vint s’immobiliser entre le Pont Royal et le Beau Pont, qu’occupait l’orchestre protégé sous un dais de toile cirée bleue-grise. Sur la barge, exposé à l’averse, des demi-sphères rouges et jaunes ponctuaient la surface de verre sous laquelle on voyait clapoter le canal. La musique se mêla du glissement des violons et les sphères rubis s’épanouirent, le tissu glissa et révéla des silhouettes féminines qui se levèrent doucement. Les danseuses ondulèrent, relevant les bras, leurs longues manches caressant le sol jusqu’à ce qu’elles ne fassent plus que l’effleurer. Les cordes pincées des contrebasses ajoutèrent d’un coup leurs voix à l’ensemble et les hommes, en jaune, se dressèrent d’un bond en tournoyant. Dans une envolée sauvage de tissu, leurs manches vinrent fouetter l’air, lançant des gouttes sur les spectateurs qui soudain remarquèrent que la pluie avait cessée de tomber. Les instruments se mirent à jouer plus nombreux et plus vite, la danse se complexifia, hommes et femmes combinant leurs chorégraphies dans un enchevêtrement d’étoffes aux éclats lumineux.

Alors, tandis que le rythme retombait, piano, les noirs nuages s’éclaircirent et une luminosité encore un peu pâle inonda la ville, ruelle après ruelle, jusqu’au fond du plus sombre cul-de-sac, jusqu’à la poterne 168 même. Les danseurs formèrent des couples, valsant de leurs longues manches un jeu sensuel de frôlements feutrés qui exhalait un parfum de tissu qui sèche. Un à un, les parapluies bigarrés se refermaient et les visages souriants de la population se tournaient vers le ciel où les nuées, de plus en plus blanches, laissaient déjà deviner l’astre brulant derrière. Soudain, une envolée de la musique ramena les regards vers le canal où, courant sur le parapet du Beau Pont, l’escouade des gardes-danseurs, vêtus de tuniques orange aux manches spécialement longues prirent place face au Roi. Ils s’étaient noués les uns aux autres et, sous les cris horrifiés de la foule, ils se jetèrent du pont sans marquer la moindre hésitation… et se mirent à courir dans les airs. Des fils transparents avaient été tendus entre les deux ponts et le Roi lui-même, ignorant ce changement de programme, remua sur son trône, troublé mais n’osant pas le montrer devant l’Émir. La symphonie cependant se poursuivait et la danse, réunissant les deux niveaux, pris un élan différent. Les danseurs, se riant de l’altitude et de l’effarement des spectateurs, sautaient de fil en fil, funambules au pas sûr s’enroulant les uns les autres. Tordant les tissus ils dessinaient des motifs complexes où les couleurs, mandarine, orange sanguine et citron se fondaient en un maelström rayonnant.

Subitement, l’immobilité, le silence. Et un rayon de soleil direct, clair comme un halo saint, qui vint se poser sur une petite silhouette dont la tunique s’embrasa littéralement sous cette caresse. Bras nus, debout sur le parapet du Beau Pont, Anouar salua le Roi et l’Émir. Puis, porté par le chant du violoncelle, il s’élança à son tour, libre et agile, se muant en étoile filante dont la lumière mouvante gagnait ceux qu’il effleurait, leur donnant vie un à un, tandis qu’un instrument renaissait pour chaque danseur. Le soleil se fit plus radieux, la musique plus rapide, la danse plus vive encore jusqu’à un paroxysme où, se levant brusquement de son siège au côté de son père, la Princesse des Eaux vives bondit sur les fils et souleva d’une seule ondulation des milliers de gouttelettes qui firent dans l’air autour des danseurs un arc-en-ciel étincelant. Dans un flou de couleurs chaudes, les cordes pincées ou frottées exécutèrent un ultime crescendo lyrique et la danse s’acheva sur les tuniques chatoyantes formant un soleil dont le Danseur du Continent, éblouissant, était le cœur.

            Une vague de hourras, vivats et bravos submergea Citadelle, clameur immense lavant le ciel de ses derniers cumulus.

***

-       Cher Roi, quel spectacle ! lança l’Émir Continental, béat. Je dois bien reconnaître que j’ai rarement vu soleil plus éclatant.

Et pour illustrer son propos, il ôta quelques épaisseurs de voiles, observant les Mesureurs de degrés noter frénétiquement un record absolu de 36,8°C.

-       Je vous présente mes excuses, reprit-il, pour avoir prétendu que le Continent organisait les Fêtes Lumière les plus réussies.  Je n’avais jamais vu des manches aussi longues aussi bien utilisées !

Enthousiaste, l’Émir mima deux ou trois mouvements devant le Roi qui n’osait piper mot, malgré l’œil sévère avec lequel l’observaient sa fille et les danseurs.

-       Et les danseurs funambules, quelle idée de génie ! Vraiment, c’était un moment admirable ! Je regrette que nos propres cérémonies n’aient pas ce faste.

Le monarque de Citadelle, de plus en plus embarrassé à mesure que l’Émir poursuivait ses louanges, poussa un énorme soupir, mit son orgueil de côté et prit la parole à claire et intelligible voix :

-       Ce succès n’est pas le mien. J’étais même opposé à ce que votre danseur participe aux festivités. En vérité le spectacle que nous venons de voir a été en grande partie monté à mon insu !

-       Allons, allons, sourit l’Émir en posant une main sur l’épaule du Roi, ne soyez donc pas si modeste mon ami…

-       C’est bien la première fois qu’on accuse mon père d’être modeste ! s’écria soudain la Princesse des Eaux Vives avant de plaquer ses mains sur sa bouche comme pour rattraper ses mots, atrocement gênée.

Devant la mine décomposée du Roi, Anouar ne put s’empêcher un petit gloussement, qui bientôt se répandit parmi tous les danseurs, contamina l’Émir, la femme du Roi puis toute la foule et bientôt tout Citadelle éclata d’un énorme rire qui, léger, léger, monta jusqu’à l’azur où brûlait avec force un soleil magnifique.

 

[deuxième jet : mai 2011]

 

 

 


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Café - Croissant


Posté le 23/04/11 dans Concours

Une nouvelle écrite pour le concours de SciencesPo sur les thèmes "café-croissant" et "à mi-chemin". C'est en fait un morceau d'un projet plus vaste !

 

Café - Croissant

 

-       Tu as quelqu’un chez toi, pas vrai ?

Nam sursauta. La franchise de son amie ne s’embarrassait jamais de subtilité.

-       Tu ne m’invites plus à dîner et tu ne prends plus de clients chez toi.

Nam remit en place quelques mèches de sa coiffure, y glissa l’ornement assorti à son kimono et se tourna vers Aoi qui nouait son obi sur le ventre.

-       Alors ?

-       Comme un chat de gouttière.

-       Quoi ?

-       Elle s’est installée chez moi comme l’a fait mon chat. Sans rien demander. Et elle est aussi maigre que lui au début.

-       Est-ce qu’elle est entrée  par le vasistas de la salle de bain ?

Nam grimaça sous l’ironie.

-       Non, je l’ai ramassé dans la rue.

-       Une clocharde ?!

-       Une étudiante en architecture…

-       De mieux en mieux. Depuis combien de temps ?

-       Deux mois et des poussières.

-       Elle sait ce que tu fais ?

-       Oui. Je sortais du club quand je suis tombée sur elle.

Nam saisit la poudre et entreprit de se maquiller. Un moment passa puis, se tournant vers sa collègue :

-       Tu peux m’aider avec les faux-cils ?

-       Tu devrais y arriver seul, depuis le temps !

-       Je ne m’habituerai jamais à ce genre de trucs. Je reste un mec après tout.

-       Si peu ! le rembarra Aoi en gluant avec précaution les faux-cils sur le visage de son ami.

-       Tu as même plus de poitrine que moi ! ajouta-t-elle ne se reculant pour mieux juger l’ensemble.

Nam se leva, lissa la soie de son kimono fleuri et fit quelques pas. Il était prêt. Il était Sakura.

***

L’endroit tout entier exsudait le luxe clinquant du bordel bien fréquenté. Tentures de velours ici, vases de porcelaine là, estampes sur tous les murs, mobilier en bois précieux… On était bien loin de la sobriété et de l’élégance d’un véritable établissement de geishas. Cependant, pour les clients, l’illusion était plus que suffisante. Ils étaient en règle générale bien peu sensibles aux charmes ostensibles des ikebana placés sur les tables, y préférant les grâces éminemment plus désirables de leurs hôtesses.

-       Fichtre, un homme !

Le respectable ministre se rengorgea confortablement dans son costume avant d’ajouter :

-       Je n’y croirai pas tant que je ne l’aurai pas vérifié moi-même, Sakura-chan.

Nam reposa la bouteille de saké d’un geste maîtrisé et offrit à l’homme un sourire professionnel avant de répondre :

-       Si vous le désirez, Monsieur le Ministre, je propose également ce genre de services.

-       Vraiment…

L’homme desserra encore un peu plus le nœud de sa cravate, considérant visiblement l’idée. Un vague air de dégoût passa finalement sur son visage et il vida sa coupelle.

-       Contentez-vous de me resservir pour l’instant, ma jolie.

Sakura-chan s’exécuta avec un sourire, levant discrètement les yeux au ciel à l’attention d’Aoi-chan non loin. Quelques coupelles de plus, un ou deux gloussements et la curiosité l’emporterait sur le dégoût. Une curiosité qui lui serait facturée suffisamment cher pour faire blêmir n’importe quel contribuable.

***

            Il était 4h du matin et les clients, dans leurs chambres aux draps de satin, étaient repus et profondément endormis. Dans les vestiaires, des geishas aux traits las se démaquillaient, récupéraient leurs affaires avant de se disperser dans les rues parisiennes obscures et vides. Nam avait enfilé son manteau par-dessus son kimono, trop fatigué pour se changer, et s’apprêtait à partir quand Aoi rentra, un superbe coquard enflant sous son œil droit.

-       Marine ! Qui ?

Posant son sac, Nam se dirigea vers la trousse de secours, sortant au passage une poche de froid du frigo du personnel.

-       Le même que d’habitude.

Son collègue fronça les sourcils.

-       Tu devrais arrêter de le voir.

-       Il paie mieux que les autres. Ça va aller, Sakura-chan.

Cette fois-ci Nam grinça des dents, tendant la poche de froid à son amie. Si elle avait le cœur à l’embêter, c’est qu’elle était déjà remise.

-       Ils ne font pas la différence entre un vietnamien et une japonaise mais ils me rajoutent quand même cette fichue particule…

-       Et moi je suis française.

-       Avec 45% de sang japonais quand même.

-       Ouais, et toi t’es 100% chiant quand tu t’y mets.

Nam laissa un rictus déformer le coin de ses lèvres et lui tendit l’Hémoclar. Elle avait même retrouvé toute sa mauvaise humeur, il pouvait rentrer tranquille.

-       On partage un taxi ? proposa-t-il quand même et Marine accepta d’un grommellement.

***

            Nam referma la porte derrière lui le plus doucement possible. Suspendant son manteau à la patère de l’entrée, il quitta ses chaussures à talons et les garda à la main. Puis il traversa le salon plongé dans la pénombre, se fiant à l’habitude et à la lumière blême des lampadaires perçant entre les vieux volets pour le guider entre les meubles. Son chat Brume, le vrai, vint se frotter contres ses bas puis le suivit dans la salle de bain, attendant que Nam lui ouvre le vasistas. Bondissant sur le panier à linge puis sur l’étagère des serviettes, le matou aux oreilles déchirées sortit errer sur le toit. Sans allumer la lumière, flottant dans la luminosité urbaine de Paris, Nam quitta sa féminité, pliant soigneusement le kimono de soie douce avant de se glisser sous l’eau brulante.

Quelques minutes plus tard, il était couché mais ne s’endormait pas. Il était pourtant déjà près de 6h30. Et puis dans la chambre voisine, le réveil se mit à sonner, suivi d’un bruit sourd, d’une seconde sonnerie plus forte, d’un juron violent et d’un remue-ménage de matin précipité. Apaisé enfin par la voix de l’étudiante incapable de ne pas chanter sous la douche, Nam glissa dans le sommeil.

***

            Depuis quand sa présence lui était-elle devenue indispensable ? Une maquette en construction dans un coin, un énième bouquin sur Le Corbusier, un bol sale dans l’évier… Elle était partout, tout le temps. Elle occupait l’espace sans même s’en apercevoir, exactement de la même façon que Brume, envahissant mais ramenant parfois en gage d’amitié quelque gras pigeon parisien. Ses offrandes à elle cependant étaient bien plus agréables songea-t-il en souriant stupidement à deux croissants tout frais et à la cafetière qu’elle préparait avant de partir en cours.

Il était 11h passées et le soleil d’avril avait largement eut le temps de chauffer le vaste appartement haussmannien que Nam avait hérité d’un oncle excentrique. Il avait toute la journée devant lui pour se promener dans Paris, faire des courses dans le quartier chinois et préparer un bon repas.

Et puisqu’elle était si curieuse, il inviterait Marine.

***

-       Alors, elle arrive quand ton étudiante ?

Nam jeta un coup d’œil à l’horloge qui indiquait 18h36.

-       Elle devrait déjà être là… répondit-il.

Il était en train de sortir son portable de sa poche quand la porte d’entrée s’ouvrit.

-       Je suis rentrée ! s’écria la jeune fille, déboulant en chaussettes dans le salon dans un fatras de sacs.

Entre son sac à dos, sa pochette à dessin et deux sacs plastiques d’épicerie, Nam crut un instant que la frêle silhouette allait se briser. Mais la jeune fille, balançant ses sacs un peu partout dans le salon, vint vers eux avec son dynamisme habituel.

-       Un accident voyageur sur la ligne 12 ! On a été arrêtés 20 minutes en pleine voie, expliqua-t-elle.

Elle s’avança vers eux et posa les courses sur le comptoir séparant la cuisine du salon.

-       Au fait, bonjour ! Je m’appelle Capucine, dit-elle en tendant la main à Marine.

Il y eut une microseconde de flottement et, parce qu’il la connaissait si bien, Nam sut que son amie avait été conquise sur le champ, comme lui l’avait été, par cette spontanéité brouillonne.

-       Moi, c’est Marine, répondit la jeune femme avec un sourire et serrant la main qu’on lui tendait.

-       Au fait Nam, j’ai repris des biscuits à la cannelle.

À son tour, Nam laissa un sourire discret étirer ses lèvres. Sans qu’il n’ait rien demandé, elle avait pensé à lui. De même, elle se saisit spontanément d’un couteau et d’une planche et commença à couper des carottes en morceaux.

-       Capucine, tu ne veux pas plutôt remuer le wok ?

Elle acquiesça et ils échangèrent leurs places pendant que Marine, levant un sourcil interrogateur, continuait à équeuter les pousses de soja. Captant son regard, Nam se justifia :

-       La dernière fois, elle s’est coupée.

-       Dis plutôt que c’est parce que tu veux les émincer en julienne et pas en vulgaires cubes, se moqua Marine.

-       Son père tient un restaurant après tout. Et puis c’est vrai que je suis maladroite.

Marine ne dit rien mais Nam la sentait s’attendrir sous son air froid. Lui-même ne pouvait se retenir de trouver effroyablement mignon cette manière que Capucine avait de le défendre, surtout quand il n’en avait pas besoin. Comme pour illustrer son propos, elle faisait distraitement tremper dans le wok la manche de son pull trop grand. Avec un petit soupir, Nam lâcha son couteau et, enveloppant la silhouette de phasme dégingandée de l’étudiante, il roula tour à tour les manches de mohair bleu pâle.

***

-       Elle est adorable ton étudiante, Nam.

-       Ce n’est pas « mon » étudiante, Marine.

-       N’empêche, t’aimerais bien qu’elle le soit.

Un silence s’étira entre les deux amis, brisé seulement par les froufroutements de la soie et les conversations badines des autres geishas.

-       Vous l’avez déjà fait ?

-       Non.

-       Pourquoi ? Tu sais aussi bien que moi la nature des regards qu’elle te jette.

-       Je… C’est compliqué.

-       Parce que tu l’aimes ?

-       Non !

-       Comme si j’allais te croire. Je connais les symptômes.

-       Non, c’est pas ça. Je sais que… que je l’aime. Ce qui est compliqué c’est moi !

Un silence de plus passa, mais Marine se contenta de le regarder dans les yeux, attendant le fin mot de l’histoire.

-       Pour elle, reprit-il enfin, je suis à la fois un homme et une femme. Et même si je sais lequel je suis, est-ce l’homme qu’elle aime en moi ?

-       Ça, c’est comme le chat de Schrödinger. Tant que tu n’as pas ouvert la boîte, c’est les deux.

-       Quel chat ?!

-       Peu importe. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut te mettre à nu. Au sens figuré comme au propre. Lui dire tes sentiments, lui faire l’amour, trouver sa réponse.

Nam se tourna vers le miroir et observa son corps androgyne, ses mains manucurées, son visage fardé.

-       Tu crois qu’elle pourrait m’aimer ? M’aimer comme une femme aime un homme ?

Marine prit l’expression la plus sérieuse qu’il ne lui avait jamais vu et répondit seulement :

-       Ce sont les faux-cils qui font tout.

***

La nuit avait été longue et, hésitant, Nam était resté au club plus tard que d’ordinaire. Jusqu’à ce que Marine le jette dans un taxi en le traitant de lâche, en fait. Bien-sûr qu’il était lâche. C’était la première fois depuis longtemps qu’il tombait amoureux et la première fois d’une femme de sept ans plus jeune et aussi pure. Ses amours précédentes, tourmentées et destructrices, avaient toujours eues pour objets des gens du milieu. Alors oui, il avait peur. Peur d’être trop usé, trop bizarre, trop lui. Peur d’avoir oublié comment un homme ordinaire aime une femme ordinaire.

Le taxi s’était arrêté. Presque 6h du matin. Sans doute dormait-elle encore. Ce serait plus simple. Reculer pour mieux sauter, peut-être, mais plus simple. La serrure cliqueta et, aussitôt la porte ouverte, le bruit de la douche le frappa. La voix qui chantonnait par dessus la radio s’arrêta.

-       Nam, c’est toi ?

-       Oui, oui. Tu es levée tôt !

Il suspendit son manteau à la patère de l’entrée, abandonna ses chaussures dans un coin. Comme toujours lorsqu’il rentrait du travail, il avait envie d’une douche. La porte de la salle de bain était ouverte. Machinalement, il marcha à travers le salon et s’appuya au chambranle.

-       Tu n’étais pas rentré alors je n’arrivais pas à me rendormir.

Malgré toutes ses précautions, il la réveillait donc toutes les nuits. Et toutes les nuits elle attendait qu’il la réveille pour être rassurée. Au point de se réveiller aussi quand il ne rentrait pas. Dos à lui, Capucine s’était remise à chantonner, remuant vaguement son corps de brindille dénutrie. Nam n’avait plus 20 ans, certes. Et Nam n’avait jamais été impulsif en amour. Mais qu’importe. Éparpillant sur le sol ses vêtements, Nam fit glisser le panneau de plexiglas flouté de la douche, se demanda une microseconde s’il ne faisait pas la plus grosse bourde de sa vie après devenir gigolo, puis il entra dans la douche et referma rapidement. Elle prenait ses douches aussi chaudes que lui. Capucine frissonna sous le brusque afflux d’air froid puis une seconde fois lorsque Nam se colla à son dos, croisant ses bras sur son ventre et posant ses mains sur ses hanches, le plus tendrement possible. Capucine se raidit et cessa de chanter puis après quelques secondes où le seul mouvement provenait des gouttes d’eau ruisselant sur leurs peaux, elle respira profondément et Nam sentit tout son corps se relâcher contre lui.

-       Dure journée ?

Pour toute réponse, Nam la serra plus fort, saisi de tournis devant les mots qui ne voulaient pas sortir de sa gorge. Capucine tenta alors de se retourner mais, glissant, elle poussa un glapissement et se cogna au mur de l’espace réduit. Nam la rattrapa et la redressa.

-       Tu ne t’es pas fait mal ?

-       Je… juste maladroite, comme… comme d’habitude.

Elle était tellement gênée que même ses oreilles avaient tourné à l’écarlate. Et elle faisait sa grimace de « j’ai quelque chose à dire mais je sais pas comment » tout en évitant soigneusement de trop le regarder. Ce qui, étant donné leur proximité l’obligeait à se tordre le cou pour fixer le carrelage du mur. Bizarrement, il était content de la voir aussi embarrassée. Parce qu’on ne désire pas aussi intensément un ami après juste un câlin. Nam le savait d’expérience. Se mettre à nu, avait dit Marine. Littéralement et au figuré.

-       Capucine, je suis amoureux de toi.

La jeune femme rougit encore un peu plus et cligna frénétiquement des yeux.

-       Je… je vais être en retard en cours !

Bousculant Nam, luttant contre le panneau, elle trébucha hors de la douche, se sécha en quatrième vitesse et sortit en trombe de la salle de bain dont elle claqua sèchement la porte.

            Nam resta immobile sous l’eau chaude jusqu’à ce que la chamade de son cœur se calmât complètement. Puis il entreprit de se laver, retournant une nuée d’idées noires parmi lesquelles trouver un médecin pour le diagnostiquer somnambule afin de sauver la situation figurait au premier rang. Absolument pas prêt pour une seconde confrontation, il attendit d’entendre la porte d’entrée se fermer pour sortir dans le salon. Démoralisé, Nam songeait à grignoter un paquet de gâteaux à la cannelle quand une feuille de brouillon déchirée posée sur le comptoir attira son regard. Dessus, griffonné, un petit « moi aussi ».

Son estomac fit un looping et, au même instant, la porte cliqueta. Capucine se figea en voyant Nam sa note à la main.

-       T’étais sensé le voir après ! s’écria-t-elle, rougissant à nouveau.

Et elle lui balança à la figure le sachet qu’elle tenait à la main. Dans un réflexe superbe, Nam parvint à le rattraper et l’ouvrit. L’odeur des viennoiseries tièdes lui sauta à la figure, la cafetière siffla. Café - Croissant. Que demander de plus ?

 

Béline FALZON

février 2011


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Ah, comme je voudrais être riche !


Posté le 16/04/11 dans Pastiches

Voici une version moderne d'un extrait d'un roman de Bove où le narrateur se rêve riche.


Ah, comme je voudrais être riche ! J’aurais de longues boucles d’oreilles. Les gens distingués penseraient qu’elles sont de vrais diamants. Vêtue d’une robe de soie noire Chanel, j’évoluerais avec aisance dans la foule des réceptions chics. J’aurais une olive dans mon Martini. Le Ministre me saluerait au passage. Il interromprait une discussion avec un homme d’affaire américain sur ma prochaine croisière sur le Nil. Je rirais en renversant légèrement la tête et mes boucles d’oreilles jetteraient les mêmes éclats que les pendeloques du lustre.

J’aurais un mari important, suffisamment important pour être souvent absent. Je parcourrais le monde de capitale en capitale, dépensant impunément son argent. Je payerais avec mon American Express. Les employés du Ritz se précipiteraient pour aller garer ma Porsche cerise. D’office, une bouteille de champagne millésimé m’attendrait dans ma chambre. Je soupirerais car il me faudrait encore dîner avec l’ambassadeur et sa grosse femme triste engoncée dans son fourreau de satin bleu roi. Ils me demanderaient des nouvelles de mon mari toujours ailleurs et ma réponse spirituelle ferait trembler de rires les bajoues de l’ambassadeur. Son fils aux yeux brillants et à la peau veloutée m’emmènerait danser et nous épuiserions ensemble nos passions oisives. Il porterait un costume Armani avec des boutons de manchette nacrés.

Je prendrais ma retraire dorée sur la Côte d’Azur. Mon énième mari serait trop jeune pour moi. Le dimanche, sa rolex au poignet et ses clubs en main, il irait rater quelques trous au golf voisin. Alanguie près de la piscine, je m’endormirais, un livre d’auteur à la main. La bonne serait obligée de me réveiller pour le dîner. J’accueillerais mes invités avec un sourire figé par la chirurgie esthétique. Inerte face au Picasso de la salle à manger qui me regarderait de travers, j’observerais d’un œil indifférent une jeune péronnelle, fille d’un émir de mes amis, flirter avec mon jeune mari.

 

Falzon Béline

avril 2011

 

 


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l'avocat


Posté le 10/03/11 dans Pastiches

L'avocat vu à la manière de Francis Ponge, poète génial. Un exercice réalisé dans le cadre de mon cour d'écriture créatrice avec la non moins géniale Dominique Barberis.

 

Lavocat

(variété hass)

 

Posé au creux de la paume, le poids de l’avocat étonne.  La fraîcheur et la rugosité de sa peau font penser à un crapaud sorti de la rivière par une main importune. Si l’avocat partage avec l’aubergine la rondeur du nom et de la forme ainsi que la carnation violette, pour le reste l’aubergine est aussi lisse et brillante que l’avocat est pustuleux et mat.

L’avocat tranché surprend par sa chair que l’épiderme ne cache plus. D’un vert vif sur les bords, elle s’éclaircit à l’approche du noyau jusqu’à devenir d’un vert blanchâtre. Elle est parfois déparée d’un hématome gris, résultat d’un accident de parcours depuis le pays d’origine du fruit. Balloté depuis le Chili, le Mexique ou Israël, l’avocat n’en est pas ressorti indemne et sa chair meurtrie est la preuve de son long voyage.

 Au centre, l’avocat révèle un noyau ovoïde, lisse et compact, solidaire de la chair qui l’enchâsse mais glissant une fois qu’il en est détaché. De la couleur du bois, il en arbore aussi les nœuds sur sa surface vernie et laisse derrière lui une cavité qui invite à être creusée.

La cuillère donc plonge dans la chair luisante jusqu’à racler la peau dans un son mélodieux à l’oreille de l’avocavore éclairé. La chair, si elle est bien mûre, fond alors sur la langue, onctueuse et grasse. Dès la première bouchée, la saveur de l’avocat envahit toute la bouche et c’est comme manger l’odeur de l’herbe fraîchement coupée. C’est un goût vert et frais.

Il ne reste que la peau, toujours en forme de demi-avocat mais allégée et cassante désormais. En vain, la cuillère cherche encore à grappiller quelque ultime particule sapide et, à force de la heurter, brise la coque vide.

Heureusement, il reste à déguster la deuxième moitié.  

 

Falzon Béline

avril 2011

 


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