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Chapitre 5


Posté le 20/12/10 dans Cinq : La Rencontre

 

La Rencontre

 

Claquements de talons dans le couloir. Des hommes d’affaires pressés trottaient vers la sortie, leurs valises toutes identiques bien en main. Leur monde les attendait, composé de statistiques, de probabilités, de clients plus ou moins mécontents. Le temps était de l’argent, et ils appliquaient leur éternelle devise à la lettre. Les familles et les touristes étaient bloqués un peu plus longtemps à la douane. Ils ne possédaient pas la Puce, implantée sous la peau et contenant toutes sortes de données biométriques. Cette puce d’identité permettait d’éviter les contrôles de douanes : le scanneur et le IFI, l’International File of Identities s’occupait de tout. Le IFI était un fichier mondial qui stockait les empreintes digitales, l’ADN, la photographie et l’image rétinienne de tous les individus recensé à l’État Civil sur Terre. Plus quelques identités factices bien pratiques, surtout dans mon cas. « Lucas Martinot » n’avait eu qu’à passer entre deux bornes pour sortir de la zone neutre de l’aéroport. J’étais maintenant en territoire japonais. Perdu au milieu d’une foule de businessmen, seuls à sacrifier leur intégrité physique et à accepter l’implant de la Puce pour aller toujours plus vite.

D’un regard, je balayai le hall de sortie. Je repérais rapidement un homme d’une quarantaine d’années portant une pancarte « M. Martinot ». Il parlait avec animation à un garçon dont on ne voyait que les cheveux lisses d’un noir d’ébène dont le dégradé atteignait les reins. J’eus un froncement de sourcils. Pas que les cheveux longs chez un homme me dérangent particulièrement, mais parce que je m’étais attendu à ce qu’ils fussent violets, comme sur la seule photo que j’avais pu récupérer de Ichigo Obata. En effet, le moins qu’on puisse dire c’était que Togusa Obata protégeait son fils. Pour obtenir cette modeste image, j’avais dû m’infiltrer dans le précédent lycée du jeune homme, heureusement situé à New York. Là, en fouillant dans les archives, j’en avais plus appris sur lui que lors de toutes mes précédentes recherches. Et j’avais enfin trouvé une photo en couleurs. Photo sur laquelle Ichigo ne pouvait cacher sa chevelure prune et ses yeux clémentine. Des traits distinctifs aux mutants, bien que rien d’autre dans les commentaires des professeurs ou dans son bulletin de notes n’eut confirmé mes soupçons. Peut-être avait-ce été pour suivre la mode ? Je pouvais juste dire qu’il était très doué dans les matières scientifiques.

Je ressentis une pointe de déception, qui se manifesta par une légère chair de poule. Il m’eut été beaucoup plus facile de protéger un mutant : je savais comment son corps aurait réagi aux poisons et aux blessures. Mais bon, tant pis. La devise des véritables gardes du corps disait « Quel qu’il soit, seule la survie du principal importe ». Mon principal était Ichigo Obata et, mutant ou non, ma mission était d’abord de le garder sain et sauf. Cela valait également pour le cas où il se révèlerait être un imbécile imbu de lui-même.  Cette priorité passait même devant mon emploi d’espion. Après tout, ma couverture ne devait révéler aucun accroc. Après cette réflexion, j’accélérais le pas pour rejoindre le père et son fils, qui ne m’avaient pas encore aperçu. Je me raclai la gorge, murmurai quelques mots en français pour entrer dans mon personnage et m’approchai.

***

Ichigo entendit une petite toux venant de derrière lui. Interrompant immédiatement le débat qu’il menait avec son père, il se tourna vers le nouveau venu. Perdu dans leur différent à propos d’élections pas très démocratiques en Russie, il avait complètement oublié que son pseudo garde du corps devait arriver maintenant et par ce vol. Il fit volte-face et su qu’il n’oublierait jamais cet instant.

Il s’était attendu à voir une armoire à glace au crâne lisse et brillant, comme son précédent ange gardien, ou bien un vieux baroudeur au cou de taureau comme l’avant-dernier. Rien n’aurait plus pu le surprendre que cet adolescent, jean bleu nuit et pull bleu azur, contrastant sur la foule en costume sombre. Ichigo piqua un fard : son nouveau garde du corps était tout simplement beau. Ni canon, ni sexy, ni mignon : seulement beau. Et comme Ichigo était mutant, la beauté le faisait rougir. Tout en cet éphèbe au teint mat lui rappelait un loup. Tout. La démarche souple, la chevelure blanche aux reflets argentés, les yeux aigue-marine au regard lointain mais aigu, la silhouette athlétique et même jusqu’à l’aura de grâce sauvage qu’il dégageait.

Soufflé, le jeune homme resta silencieux un moment, tentant vainement de ne pas dévisager son vis-à-vis alors qu’il entamait les présentations avec son père. C’est le terrible  accent de l’ambassadeur lorsqu’il tenta de parler français qui tira finalement son fils de sa transe. Il reprit le contrôle de lui-même et salua à son tour son nouveau garde du corps avec un « bonsoir » nettement moins accentué. Il avait tout de même passé quatre ans en France, entre dix et quatorze ans, immergé de plus dans un lycée local. Il parlait donc un Français d’un niveau respectable, ce qui lui permit d’échanger quelques lieux communs sur le vol et le temps avec son gardien. Il ne put s’empêcher de remarquer la voix basse et légèrement rauque de son interlocuteur, comme s’il n’était pas habitué à parler.

Lucas ayant déjà récupéré ses bagages, ils quittèrent rapidement l’aéroport. M. Obata conduisait lui-même son autobulle, ayant comme toujours refusé le chauffeur de l’ambassade. Il acceptait d’être conduit uniquement pour les grandes occasions où il risquait de boire plus de champagne que ne l’autorisait la loi. Après un peu de conversation, le silence s’installa dans l’habitacle, seulement troublé par les commentaires en anglais d’Obata-sama sur les bâtiments remarquables ou monuments historiques qu’ils croisaient. Une heure passa et ils arrivèrent enfin à la propriété Obata, construite une centaine d’années auparavant dans le plus pur style japonais et récemment mis aux normes environnementales. Le portail d’entrée était surmonté d’un toit en tuiles rouges et gardé par deux hommes en tenues de samouraï, katana à la hanche.

-         Ce sont deux des six gardiens. Ils logent sur place et surveillent la maison contre toute intrusion 24h/24. Nous avons également des chiens et un système de vidéosurveillance. Il faudra vous adresser à eux pour plus de  détails.

Le jeune garde du corps hocha la tête en guise de réponse. L’ambassadeur gara la voiture et tous descendirent et entrèrent rapidement dans la maison. Il faisait nuit depuis un petit bout de temps, et des frissons de froid parcouraient Ichigo.

-         Bon, je laisse mon fils vous faire visiter et vous installer. Je suis invité chez l’ambassadeur de Turquie et il faut que je me prépare.

Il ouvrit la porte et les devança, montant rapidement à l’étage. L’intérieur aussi était traditionnel : parois coulissantes, chaussures à abandonner tout de suite à l’entrée avec une marche pour accéder au reste de la maison, d’ailleurs immense. Les deux adolescents passèrent de salles en salles, toujours très silencieux. L’intérieur était intime et légèrement foutraque, dans un mélange qui restait élégant de mobilier typique et moderne. À chaque nouvelle pièce, Ichigo annonçait où ils étaient et Lucas hochait la tête, un air sérieux sur le visage. La maison était construite dans un immense jardin plus ou moins sauvage cachant un lac sur lequel était posée une maison de thé. Un peu en retrait de la propriété, comme une annexe, se tenait la maison où logeaient les six gardiens. Le reste du personnel n’était pas encore arrivé et dormirait alors dans la maison principale, bien assez grande pour accueillir tout le monde.

Ils arrivèrent bientôt à la chambre d’Ichigo, tout dans les tons gris, noirs et rouges. Mur gris perle, bureau et armoire noirs, rideaux rouges, lit bas au montant également de bois noir recouvert d’une couette gris clair sur lequel deux kanji rouge (suimin) disaient « sommeil profond ». Ichigo aimait sa chambre, même si la dominante de couleurs était plutôt sombre. C’était sa chambre, ses meubles, son environnement. À peu près la seule chose qui avait survécu à ses multiples déménagements de pays en pays, car il avait toujours suivi Obata-sama lorsque celui-ci avait occupé ses différents postes aux quatre coins du monde. C’est une promesse que son père lui avait faite lorsque, encore petit, il avait été touché par le Papillon et que sa mère était morte.

-         Et je dors où moi ?

-         Euh…

Ichigo, tiré de sa rêverie, regarda un instant le jeune homme et grimaça. Puis il se dirigea vers le mur de droite de sa chambre et en fit coulisser une partie, reliant ainsi deux chambres, qui n’en formèrent quasiment plus qu’une. Le jeune japonais jeta un coup d’œil au mutant et se remémora la conversation qu’il avait eue avec son père, qui lui recommandait de laisser cette paroi ouverte pour le surveiller le plus possible. Il songea que Lucas Martinot, ou quel que soit son véritable nom, avait sans doute reçu les mêmes instructions. Tous deux soupirèrent en choeur en pensant à leur promiscuité future, ce qui fit sourire intérieurement le brun et Lucas, bien qu’Ichigo n’en soit pas sûr car pas un trait du visage marmoréen du mafieux n’avait bougé.

-         M. Martinot, Ichigo !

Répondant à l’appel pressant de l’ambassadeur, les deux jeunes hommes dévalèrent l’escalier d’un même élan, s’immobilisant dans le hall d’entrée où Obata-sama finissait d’enfiler la veste de son smoking sur mesure. Il émanait de lui une aura élégante et imposante qui impressionnait toujours son fils, malgré le nombre incalculable de fois où il avait vu le père enfiler son charisme et devenir le diplomate. Dehors, la limousine attendait et le chauffeur était prêt à partir. Ce soir était l’inauguration de la nouvelle ambassade de Turquie, enfin aux normes environnementale, et le trajet se faisait dans une autobulle payée par l’État turque, chauffeur fournit sans possibilité de refus.

-         Bon Ichigo, je te laisse t’occuper du repas. N’oublie pas que notre hôte est allergique à tes repas habituels. Au pire, commande. J’ai laissé le numéro de traiteurs certifiés hypoallergéniques sur le frigo.

De nouveau, Ichigo sourit intérieurement. Son père avait pensé à tout, même à cette petite mise en scène qui permettait de justifier la présence d’un papier qu’ils avaient rédigé ensemble un mois plus tôt. L’ambassadeur fit un dernier signe de la main, monta en autobulle et disparut dans la nuit, non sans avoir conseillé aux deux adolescents de ne pas se coucher trop tard. Après tout, le lendemain était la rentrée du second trimestre de cours au Japon.

***

J’étais couché et je ne trouvais pas le sommeil. Conséquence prévisible de ce dépaysement très soudain. Mon nouveau lit était confortable pourtant, la couette épaisse me tenait parfaitement à la bonne chaleur. Et la proximité de l’autre garçon me gênait moins que prévu. Après tout, ce n’était pas si différent de partager ma chambre avec Ichigo qu’avec Vincento. Même si Vincento me connaissait depuis ma naissance et qu’il était absent la plupart du temps. En plus, il ronflait et avait le sommeil agité alors que seul le calme d’une respiration très légère et de battements de cœur ralentis et réguliers me parvenait d’Ichigo. Mon nouveau colocataire dormait profondément et ses rêves devaient être très doux pour qu’il soit si immobile. Mais il est vrai que le lourd passif des hommes de main de la Cosa Nostra ne facilitait pas un sommeil paisible.

Je jetai un coup d’œil autour de moi. Autant la chambre d’Ichigo était peu colorée, autant la mienne aurait pu être une chambre féminine : mobilier en pin clair, murs rose pâle et couette bleu turquoise, les rideaux alliant ces deux couleurs. Des couleurs qui m’allaient parfaitement. Les couleurs tristouilles de celle de mon principal m’avaient un peu effrayé ; jamais je n’aurais pu dormir dans un environnement pareil, moi qui détestais profondément la couleur rouge. Par certains dégoûts inexplicables et même par certains schémas de pensée, les mutants se rapprochaient parfois de l’autisme léger, bien que, dans mon cas, ma répulsion pour la couleur rouge venait du fait qu’elle me rappelait celle du sang frais.

Je changeais de position dans mon lit passant tour à tour du plat dos au plat ventre en passant par le fœtus recroquevillé sur le côté. Rien à faire, impossible de dormir. Peut-être allais-je battre mon record d’insomnie ? J’étais déjà resté cinq jours entiers sans dormir lors d’une mission particulièrement périlleuse en Colombie, à partir d’où j’avais du convoyer de la drogue jusqu’aux USA. Inutile de dire que je ressemblais plus à un mort qu’à un vivant à mon retour à l’Appartement.

Agacé, je décidai de m’occuper en faisant de nouveau le bilan de la journée passée. Il était clair que ma mission actuelle allait être plus complexe que prévue. J’avais la certitude qu’Obata-sama était au courant de ma véritable identité, quelque soit la façon dont il l’avait appris. Il avait décidé d’entrer dans le jeu et de le jouer jusqu’au bout : Ichigo me surveillerait autant que je l’espionnerais. Comme dans une partie de shogi, la lutte serait essentiellement psychologique.

Ma première vision du Japon m’avait plu. Les rues ressemblaient à de superbes jardins, et pas seulement à de vulgaires pelouses comme à New York. Le mélange des gratte-ciels aux formes extraordinaires et des bâtiments d’architecture traditionnelle était particulièrement réussi. Grâce aux renseignements de la carte pendentif, j’avais appris que le Japon avait durement souffert du Papillon. Plus de 60% de la population était morte lors de la pandémie. La mère d’Ichigo en faisait partie, comme j’avais cru qu’il faisait partie de la part minime de ceux qui avaient mutés. Les Nippons étaient aussi ceux qui souffraient le plus des problèmes de stérilité post-H5N13. De nombreuses villes avaient été totalement désertées et d’autres telles que Tokyo ou Nagoya avaient été progressivement détruites et reconstruites écologiquement, plus modernes et plus naturelles en même temps. Une des rares villes à avoir très peu changé était Kyoto, fidèle à sa tradition de ville historique. Les Japonais avaient connu un important retour aux sources et aux traditions d’harmonie avec la Nature.

Je me retournai à nouveau sous ma couette. Non seulement j’avais un grand lit double, mais il était vraiment le plus moelleux dans lequel j’ai jamais dormi. Et j’avais déjà dormi au Ritz de Paris… La maison respirait le même luxe discret, la même simplicité : grande, pour ne pas dire immense, bien aménagée et meublée sans prétention. J’avais pensé trouver une armada de domestiques, des bibelots hors de prix, des tableaux de maître sur tous les murs, du mobilier coûteux. Mais malgré sa fortune évidente et le haut poste qu’il occupait au sein du gouvernement, Togusa Obata restait humble. Certes, il n’achetait sans doute pas son canapé chez Ikbéa, la multinationale du mobilier pas cher, et son costume était taillé sur mesure, mais il avait su rester sobre dans son mode de vie. En témoignait l’absence d’une nombreuse domesticité. Le seul personnel employé était les six gardiens d’une entreprise privée qui habitaient la maison voisine, et deux femmes s’occupant du linge et du ménage, qui logeraient dans la maison principale dès qu’Obata-sama les aurait engagées. Un traiteur préparait à manger sur place pour les réceptions. C’était un ami de la famille avec qui l’ambassadeur avait gardé contact lors de ces nombreux déménagements. Il était réputé dans tout le Tokyo élitiste, selon Ichigo.

C’est d’ailleurs mon principal qui avait préparé le repas ce soir-là, avec un talent certain. Le repas était parfaitement adapté à mes allergies et nous avions très peu parlé, ce qui me convenait parfaitement. Mais le moment que j’avais le plus redouté était celui de la douche. Malgré mon hydrophobie, la salle de bain m’avait semblé accueillante avec ses murs blancs ornés de motifs rose pâle, nacré. Certes, je n’avais pu passer que cinq minutes sous la douche. Et j’avais eu la désagréable impression de me laver avec du sang. Un psychologue n’aurait sans doute pas mis plus de deux secondes à diagnostiquer une psychose liée à mon activité d’assassin, mais connaître la raison de ma peur ne me permettait pas pour autant d’y remédier. Alors, encore et toujours, j’enterrais profondément mes sentiments, craignant vaguement qu’ils refassent tous surface brusquement, un jour ou l’autre ; et qu’à ce moment là je pourrais très bien mourir sous l’intensité de la douleur. Rien n’est plus douloureux que la culpabilité.

             Je tentais d’écarter le cours de mes pensées de ce chemin dangereux lorsque, parfaite diversion, un changement dans la respiration d’Ichigo m’alerta. S’était-il éveillé ? J’écoutais son rythme cardiaque, toujours très régulier et lent. Il était simplement en train de rêver. Étendant encore mes sens, je m’imprégnais de l’atmosphère de toute la maison. La douceur un peu rêche des draps propres sur ma peau, la température de l’air approchant les 24°C, l’obscurité presque totale de la chambre, l’odeur du parquet ciré, les effluves résiduels du repas, la conversation tranquille des deux gardes à la porte, les reniflements de leurs chiens, le vent caressant les tuiles ; puis, plus loin encore, la présence des quatre autres gardes dans la maison voisine, celle des petits animaux dans le parc, le plouf d’un saut de carpe dans le lac, l’odeur des pins et de la fraîcheur nocturne, la rumeur permanente de la ville comme un bruit de fond composite et, complétant harmonieusement ce dédale de sensations, un fil d’Ariane : la respiration redevenue tranquille et le battement de cœur profond de mon principal. Je restais ainsi réceptif de longues minutes et, soudain, je perçus l’écho de ses rêves. Me laissant bercer par la symphonie nocturne de mon nouvel environnement, je fermais alors les yeux et m’endormis, une sensation de béatitude engourdissant mon esprit.


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