Curaçao, le souriceau qui poaime


Flux et reflux

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Chapitre 4


Posté le 19/12/10 dans Quatre : Vol de nuit

Vol de nuit

 

Lentement, presque majestueusement, la ville s’éloignait. Déjà le soleil se reflétant sur la mer couvrait New York d’éclats brillants, la dissimulant à mes yeux inquiets. Je me sentais toujours bizarre en partant de chez moi, dans la mesure où je considérais l’appartement comme mon « chez moi ». J’appréhendais un peu de ne jamais y revenir. Cette mission, je ne la pressentais pas très bien. Même quand mon oncle m’avait envoyé de toute urgence au Brésil, dans cette mission qui avait fini dans le sang et les larmes, je n’avais pas eu ce sombre pressentiment que ma vie allait basculer. J’avais l’impression que plus jamais je ne verrais New York ainsi : à mon retour, soit la ville soit mon regard aurait changé, irrémédiablement.

Les yeux brûlés par la réverbération, je me détournais de la baie vitrée et rejoignis ma place en première classe. Ce devait vraiment être une mission importante pour que l’on me fasse voyager dans ce luxe coûteux. De toute façon, même en classe économique, le dirigeable offrait un confort sans pareil. J’avais pris une fois l’avion pour une mission urgente en Australie et je connaissais le bruit et l’incommodité du voyage. En dirigeable, le ronronnement très doux du moteur était quasiment couvert par les discussions feutrées des passagers. Peu après le décollage, une fois stabilisés à l’altitude de croisière, nous avions pu détacher nos ceintures et nous promener à notre guise dans toute la cabine du dirigeable réservé à la première classe. Un bar et un buffet étaient à disposition permanente et à volonté des riches passagers tandis que des fauteuils moelleux permettaient de se gorger à satiété non pas de champagne et de caviar mais de la vue plongeante qu’offrait une baie vitrée sur la mer, le ciel et les nuages.

Je venais à peine de m’asseoir à ma place (la B40) qu’un gamin décidément braillard rompit l’harmonie des voix discrètes en jouant bruyamment sur son dwall en mode « console de jeux ». Optant soudainement de profiter plus longuement du paysage, je me dépêchais de m’éloigner, un livre à la main, tandis que ses parents le grondaient en lui confisquant l’objet. Manque de chance le petit garçon, que j’observais du coin de l’œil, décida d’aller voir ailleurs s’il s’amusait plus et échappa à leur surveillance. Sa chevelure rousse, sa peau pâle et ses yeux bruns avisèrent bien vite mes cheveux blancs ébouriffés : au sourire qui illumina sa frimousse, je compris que j’allais avoir des ennuis. Je pouvais presque l’entendre penser « trop funky ces cheveux ». Je tentais de le désintéresser de moi en prenant l’air très sérieux, en croisant les jambes et me mettant dignement à lire. Malheureusement, nos regards s’étaient accrochés et il semblait vouloir absolument faire connaissance avec moi. Il m’approcha et je lui trouvai une étrange parenté avec le renard : pas furtif, œil aiguisé, sourire rusé. Bien que je ne daigne pas lui répondre, il me tourna autour, réitérant sa proposition de cache-cache et me demandant inlassablement mon nom. Agacé, je tentais de me lever et de fuir. Là encore, peine perdue. Bien vite, dans une tentative désespérée de le semer, je quittai la partie réservée aux voyageurs de première classe et pénétrai discrètement dans les couloirs réservés au personnel, comme l’indiquait un petit écriteau. Je m’y faufilai en toute discrétion, espérant ne pas être pris et que le garçon n’oserait pas me suivre, mais seul un de mes souhaits fut exaucé : si le couloir était désert, un certain bambin frondeur eut tôt fait de m’y rejoindre. Je lui jetai un regard excédé qui resta sans effet : je n’avais pas le talent de mon oncle. Je me lançai alors dans les coursives, les parcourant d’un pas rapide, une ombre rousse au visage constellé de taches de son sur mes talons.

Je réfléchis un instant : rester dans les couloirs n’était pas très sûr, car du personnel devait y circuler. Ma décision fut donc vite prise. De plus, j’avais toujours rêvé de visiter la structure et les soutes d’un dirigeable. Après m’être un peu perdu dans les couloirs, m’être caché dans un placard à balais et une machinerie (heureusement) vide, et ce toujours suivi par un petit monstre maintenant totalement silencieux et attentif, j’arrivai enfin à trouver un accès aux soutes. De là, j’avais bon espoir de pouvoir grimper dans la structure, que je savais desservie par des passerelles utilisées pour l’entretien. Je tournai la poignée : porte fermée. Je poussai, tirai, suppliai en moi-même : rien n’y fit. Les soutes étaient belles et bien verrouillées, sans doute pour éviter les problèmes de vol. Le gamin, resté faire le guet au coin du couloir, finit par me rejoindre.

-         C’est fermé parce que les soutes sont pas pressurisées ? Où pour éviter que les hôtesses et les stewards se servent ?

Je le regardais, surpris. Ce galopin en avait dans la caboche, finalement. Sa supposition sur la pressurisation était pertinente, bien qu’erronée. Maintenant, même le ballon était pressurisé pour que les mécanos et autres réparateurs puissent effectuer les premières réparations vitales en cas d’avaries. Je ne me serais pas risqué dans cette aventure sinon.

-         Alors ?

-         La deuxième idée.

Je me détournai de lui et fouillais ma poche. J’en sortis mon Trombone Magique, un morceau de métal organique protéiforme qui ouvrait n’importe quelle serrure mécanique. Il suffisait d’y glisser la tige : les nanos-machines analysaient la serrure, déformaient les cellules vivantes de la clé pour qu’elles s’y adaptassent et il ne restait plus qu’à ouvrir. Un petit bijou de technologie seulement utilisé par l’armée et la police. Normalement. Comme quoi être un gangster avait parfois quelques avantages. Le gosse roux me fixait, ses yeux chocolat écarquillés. Je pensais qu’il allait crier au voleur et  rameuter tous les agents de sécurité de l’appareil, mais non. Il plissa les yeux, accentuant sa ressemblance avec un renard et murmura :

-         Trop cool. T’es un peu Arsène Lupin, non ?

-        

J’ouvrais la bouche sans pouvoir rien dire. Non seulement il était plutôt malin, mais en plus il passait visiblement autant de temps à lire de la littérature française du XXème siècle qu’a tuer des zombis sur sa console portable. Je finis par refermer la bouche et par rentrer dans la soute. Il y faisait froid et noir, mais rien d’insupportable. Surtout pour ma vue (légèrement) améliorée qui m’offrait une vision nocturne plus nette que les humains non mutés. Le gamin attrapa un bout de mon tee-shirt, puis ma main après avoir buté sur une énorme valise en écorce souple ultra-luxe. Le genre d’objet « bio » très tendance. Je guidais mon renard maintenant apprivoisé jusqu’à une autre porte métallique un peu plus loin. Là aussi, elle était fermée à clé et un panneau annonçait « accès strictement interdit au personnel non qualifié ». Je m’autorisai un sourire machiavélique intérieur et laissai mon Trombone Magique travailler pour moi. Là encore, la porte s’ouvrit sans encombres.

Le spectacle qui s’offrit à moi fut à la hauteur de mes espérances. La structure, fabriquée en alliant métal et plantes à croissance arrêtée, était composée de poutres courbes plus ou moins épaisses qui se croisaient à angle droits pour former un immense ovale. Sur ce cadre se tendait une toile quasi indéchirable produite par le tissage d’un coton muté, plus résistant encore que le kevlar. Cette matière, la zibix, servait aussi à envelopper les ballons plein d’hélium qui, fixés à la structure, permettaient au dirigeable de flotter. L’ensemble dégageait une impression majestueuse, où l’espace fermé mais gigantesque écrasait le modeste spectateur que j’étais. Tout aussi muet que moi tout à coup, Renard me suivit et l’émerveillement succéda à la stupeur sur son visage. Toujours en le tenant par la main, je l’entraînai sur les passerelles qui permettaient l’entretien et le remplissage des ballons. Il faisait froid, mais cela restait supportable. Le vent, en glissant sur la toile externe, composait des harmonies étranges complétées par les grincements de la structure et les doux bruits de rebonds lorsque les ballons heurtaient leurs attaches.

Nous nous baladâmes peut-être une demi-heure dans cet endroit qui ressemblait à un paysage apocalyptique, où pénombre et clarté s’entremêlaient pour mieux créer admiration et effroi. De longs frissons me parcouraient le dos, et ils n’étaient pas entièrement dus au froid. Le spectacle de ces ballons finalement fragiles qui nous permettaient de voler m’inspirait respect et crainte. Mon compagnon aux cheveux roux semblait mieux tenir le choc. Étonné, je me rendis soudain compte que ma perception était poussée à son extrême et que mes sens à vif me faisaient ressentir la présence du navire comme s’il faisait désormais partie de moi. Le battement de mon cœur s’était depuis longtemps joint à la musique du navire. Plus effrayé encore je me dépêchai de revenir à une perception plus normale de mon environnement. La peur me rendait fiévreux, comme si j’avais touché l’infini du bout des doigts et qu’il me restait de ce pays lointain une maladie exotique. Cela faisait longtemps que je n’avais pas ressenti une terreur pareille, moi que plus grand-chose n’impressionnait vraiment. Et, au final, c’était bien ce que j’étais venu chercher ici.

Nous étions discrètement revenus dans les couloirs du personnel lorsqu’un steward nous surpris. Immédiatement, il nous conduisit à la salle de contrôle pour que nous y rencontrions le capitaine. Sa haute stature, l’impression de force qu’il dégageait, même en ne nous présentant que son dos, réveillèrent des échos de souvenirs en moi. C’est finalement grâce à son parfum de vent, d’après-rasage et de carbone à mine de crayons que je le reconnus : devant moi se tenait Nassim Al Assam, le bien nommé. « Nassim » signifie zéphyr en arabe, un nom mérité à voir la façon dont il jouait avec les alizés et réussissait toujours à mener à bon port les dirigeables dont il était capitaine. Toujours dos à nous, son éternel carnet de croquis à la main, il griffonnait quelques pensées personnelles de son éternel crayon à papier, dont l’odeur avait fini par ne plus le quitter. Près de lui, un couple en qui je reconnus les parents de Renard se plaignait bruyamment. Leurs plaintes venaient mourir au pied du Capitaine, image même de la force tranquille, qui se contentait d’écouter patiemment leurs jérémiades. Bien que la porte n’eut fait aucun bruit et que le steward n’eut encore ameuté personne, il se tourna vers nous, alerté de notre présence par un sixième sens que je soupçonnais mutant. Il me jeta un coup d’œil et j’eus soudain la certitude qu’il savait parfaitement qui j’étais. Coupant court à la logorrhée parentale, il annonça d’une voix très légèrement teintée de mauvaise humeur que le « cher bambin » était de retour, apparemment sain et sauf.

 

Après une scène de retrouvailles des plus… touchantes, la famille fut reconduite en première classe par le steward qui nous avait découverts. Le dîner du soir, foie gras et homard, les attendait. Étonnement, petit Renard resta muet comme une tombe quant à notre escapade et me jura même un silence des plus absolus devant l’insistance de l’assemblée. Pour ma part, fidèle à moi-même, je  me contentai d’un regard impénétrable. Sans bien savoir pourquoi et si cela était justifié, ses parents me remercièrent et s’empressèrent de disparaître, reléguant sans doute cette histoire dans le coin « anecdotes amusantes » de leurs mémoires. Je m’apprêtais à rejoindre moi aussi mes pénates lorsque le Capitaine, d’un geste, me retint. Aussitôt, l’attention de tout le personnel naviguant présent dans la pièce se focalisa sur moi. Même l’officier chargé du maintien de la trajectoire quitta un instant son moniteur des yeux. En me retenant ainsi alors que cela ne le nécessitait pas, Nassim Al Assam me faisait un grand honneur. Honneur qui m’inquiétait un peu. Après tout, il était un ami de mon oncle…

-         La première classe te convient-elle, Luka Montale ?

Je hochai la tête gravement. Voilà donc pourquoi je voyageais si confortablement : mon oncle n’avait sans doute même pas payé ma place. Le Capitaine, l’air satisfait, désigna alors d’un geste vague de la main la grande baie vitrée qui ouvrait sur l’infini azur du ciel. Azur qui se ternissait de seconde en seconde, tandis que le soleil se noyait dans la mer. Je le suivis lentement, étonné qu’il m’invitât à prendre place en face de lui dans cet espace réservé aux officiers. Des fauteuils quasi identiques à ceux qui se trouvaient un étage plus bas, en première classe. Peut-être la seule différence résidait-elle dans leur usure qui les rendait étrangement plus moelleux et accueillants. Nous restâmes un long moment sans parler, dans un silence détendu que j’appréciais. À cet instant-là, nul n’exigeait de moi que je fusse « normal » et que je soutinsse une conversation quelconque. Nassim Al Assam n’exigeait de moi qu’une certaine immobilité tandis qu’il me dessinait dans son carnet de croquis. Immobilité que je n’avais aucun mal à respecter en observant les derniers feux de l’astre diurne peindre sur les nuages des couleurs toujours changeantes. Lorsqu’il souffla une dernière fois sur la poudre de carbone et qu’il rangea son carnet dans sa poche de veste, j’attendis sans hâte qu’il prenne la parole. Il me regarda un instant détourna pudiquement le regard vers l’extérieur et dit posément, du ton bas de la confidence réfléchie :

-         J’ai toujours peur d’oublier.

Ces mots avaient pour moi tant de sens que ma gorge se noua. Là, l’air de rien, il venait de m’avouer qu’il était mutant. Ses yeux gris acier balayèrent la salle et le paysage puis se fixèrent de nouveau sur moi. J’y lus sans l’ombre d’un doute qu’il était parfaitement conscient de l’aveu qu’il venait de faire.

-         La prochaine fois, demande-moi. Je me ferais un plaisir de te faire visiter le navire dans son… intégralité.

La tendre ironie que je décelai dans sa voix me fit intérieurement rougir de honte. Toutes les parties du vaisseau, qu’elles fussent réservées aux passagers ou au personnel navigant, étaient surveillées par caméra et, si je portais toujours actif sur moi un Brouilleur, celui-ci n’affectais évidemment pas une éventuelle personne m’accompagnant. Renard avait donc été parfaitement visible durant toute la durée de notre aventure. J’étais mortifié d’avoir commis un oubli aussi monumental. Je me faisais mentalement les reproches les plus acerbes quand le Capitaine se leva. Il posa sa main sur mon épaule, se pencha vers moi et murmura à mon oreille :

-         Voilà notre pacte : en échange de mon silence tu n’auras qu’à employer le tien à propos de mon caractère disons… papillonnant.

Même si j’avais eu les mots pour le remercier, je n’en aurais pas eu le temps. Alors que je me levais pour le suivre, il me repoussa dans le fauteuil et eu un mouvement de la tête vers la vue qui disait « apprécie encore un peu, moi je n’en ai pas le loisir ». Puis il m’abandonna, marchant avec maestria vers la table sur laquelle une carte numérique entrecroisait de complexes trajectoires au-dessus des océans et des terres. D’une légère modulation de la voix, il fit apparaître notre destination : Tokyo.


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