Curaçao, le souriceau qui poaime


Flux et reflux

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Posté le 08/06/10 dans Concours

  Suivez le guide

 

Entrez, entrez, je vous en prie ! Passez la porte de la Chambre Bleue. Cette pièce est la plus importante d’entre toutes. La maison entière se love autour de la chambre Bleue, car c’est la chambre de l’Enfant.

Désormais, la maison est morte, voilà ce que pense la mère. L’Enfant n’est plus là, la vie est partie et seuls demeurent ceux qui en étaient les témoins, comme une exposition consacrée à un peintre inconnu de son vivant. Mais chut, voici la gardienne. Faites-vous discrets et vous pourrez la suivre dans sa ronde. Tenez, la voilà qui pénètre dans la Chambre Bleue. C’est son aile préférée du musée. Son regard erre au milieu sur le bureau et marque un arrêt sur l’étagère où le nounours soigneusement rapiécé, yeux de boutons et pattes de velours, surveille tranquillement la manœuvre des petits soldats de plomb, qui, parfaitement alignés, sont prêts à rejouer Waterloo. Finalement son regard repart vers la fenêtre et les larmes lui montent au cœur. Sans doute est-elle submergée par l’émotion s’échappant en flots intenses du petit tableau bleu où la mer se confond avec le ciel, jusqu’à n’en plus savoir si les voiles blanches des navires flottent sur l’étendue salée ou sur les cotonneux nuages. Mais peut-être est-elle seulement aveuglée par le soleil qui, traversant la fenêtre en flots dorés, illumine cette rétrospective d’une période douce et insouciante. D’une main distraite, elle époussette le cadre de bois clair du paysage marin. Cela fait si longtemps déjà que l’Enfant n’est plus là. L’absence lui fait comme une plaie à l’âme, le genre de blessure qui ne guérit jamais mais que chaque seconde aggrave.

La gardienne, quelque peu remise de son accès de tristesse, soulève le couvercle d’un coffre de bois posé juste sous la fenêtre. En vous approchant un peu, vous y trouverez un trésor qui a, par le passé, souvent fait l’objet d’expositions temporaires et qui y est désormais précieusement remisé. De petites autos aux carrosseries cabossées y côtoient un grand camion de pompier d’un rouge rutilant auquel il ne manque ni l’échelle dépliante ni la lance à eau. La gardienne chasse tendrement quelques jouets du plat de la main : dessous, soigneusement entassées dans une boîte à chaussures, sont rangées pléiades de ces briques de plastique qui s’encastrent pour bâtir d’éphémères châteaux en Espagne et autres tours fortifiées où languissent des princesses rêvant de leur chevalier.

Après avoir refermé le coffre, la gardienne se lève et poursuit sa ronde du côté de l’armoire dont elle entrebâille la porte. Vous sentez ? Ce léger parfum de lavande et d’antimite qu’exhale le placard n’est-il pas le même chez vous ? Bien empilés, les petits maillots de corps sont rangés à côté des pulls-en-laine-qui-grattent-tricotés-par-Mamie. Sur les cintres voisinent le manteau-qui-tient-bien-chaud et la chemise-du-dimanche-chez-Tata, tandis que plus bas on retrouve la cape de Batman en boule sur les jolies-chaussures-qui-font-mal-aux-pieds. Agacée, la gardienne tatillonne lisse le tissu froissé du plat de la main avant de remettre en place l’objet fautif, puis referme le placard.

Comme elle, prenons maintenant une pause sur le lit. Sa paume se perd mélancoliquement dans les nuées de la couette, assortis aux arcs-en-ciel du papier peint. Du bout des doigts, elle suit les contours des dessins naïfs et, de nouveau, ses yeux sont comme une averse. Pourtant, elle se retient encore. Soudain une bosse l’arrête et voilà qu’elle déniche le doudou délaissé, comme elle-même, par l’Enfant. Ce doudou est le clou de l’exposition, Mesdames et Messieurs, la pièce maîtresse du musée. Tout le monde en a eu un qui lui ressemble : crasseux, baveux et abîmé, vous voyez ce que je veux dire ? Une chose immonde, qui dans une autre vie a peut-être été une peluche, une poupée ou un morceau de tissu mais qui désormais ressemble un peu à tout ça et à rien de précis. Une sensation ineffable bouleverse la gardienne qui étreint très fort le doudou avant de le reposer délicatement près de l’oreiller. Puis elle se lève, très vite, lisse les draps, tripote la luciole phosphorescente qui sert de veilleuse et poursuit sa visite comme si un panneau, posé là, l’invitait à le faire.

Enfin, la Mère finit sa ronde par les étagères où elle passe en revue les petits soldats, rectifie la position de l’ours, redresse une photo de l’Enfant à son anniversaire. Tous ces gestes sont empreints d’une lenteur minutieuse, presque bornée. Tout doit être parfait pour accueillir un public qui pourtant reste absent. Elle passe ensuite au rayonnage supérieur. Là, elle dépoussière avec fierté une petite coupe cuivrée qui scande « tournoi poussin de judo, 3ème place ». Elle se souvient bien de ce jour, du sourire de l’Enfant et de son kimono blanc, de sa joie aussi immense qu’il était petit. Tous les autres le dépassaient en taille, même les filles, mais il avait tout de même gagné ! À nouveau, le vague à l’âme la saisit et la rivière de ses yeux menace encore de déborder. Un petit reniflement brise le silence du musée assoupi alors que la Mère attrape un livre au hasard sur l’étagère. Après avoir jeté un coup d’œil coupable autour d’elle - mais vous ne la dénoncerez pas, je vous fais confiance - elle le feuillette rapidement, puis plus lentement. Les images la happent : traits ronds, couleurs pastelles, histoire de grenouille et de prince charmant. Il y a quelque chose d’apaisant dans ces gros caractères et ces jolies phrases, quelque chose qui calme les chagrins même les plus inconsolables comme celui d’une mère trop brusquement séparée de son enfant. Elle range le premier album, en sort un autre et commence à lire à mi-voix pour elle-même. « C’est le matin. Pétronille boit son thé au gruyère devant la fenêtre de sa cuisine. Elle regarde le soleil se lever. Il a bien dormi pendant la nuit et maintenant il est… »

***

Soudainement, un claquement de porte interrompt sa lecture, suivi d’une cavalcade effrénée dans les escaliers, assortie d’un « Enlève d’abord tes chaussures » agacé. Mais qu’importe, tout à coup il est là, lui saute au cou et cri « Maman fais-moi des crêpes ! ». Son cartable tout neuf, qu’il a lancé dans un coin de la pièce, répand pêle-mêle ses cahiers aux pages déjà écornées, une collection de billes (dont un superbe calot violet !) et deux stylos, un rouge et un vert.

La Mère sourit, attendrie :

- D’accord mon grand, mais seulement si tu m’aides à faire la pâte.

- Ouais !!!

Le cri de joie s’achève en danse de Sioux et le mouflet dégringole les escaliers, évitant de justesse son père sur le palier.

- Alors ce premier jour d’école ? s’enquit la mère, soucieuse.

- Parfait. Mais la maîtresse dit qu’il a beaucoup pleuré le matin. Elle veut qu’on lui laisse son doudou la prochaine fois.

Soulagée, la mère vient se nicher dans les bras de son mari.

- Et toi, pas trop dur ? demande-t-il.

Quelque part dans son cœur de mère, quelque chose se brise et un flot salé de pleurs vient inonder le beau costume du père qui, désemparé, cherche vainement un mouchoir.

- Si tu savais ! La maison quand vous n’êtes pas là, c’est comme un musée qui dort, triste à mourir.

 

Effeuilline & Veloutine

Novembre 2009

 

Nouvelle écrite dans le cadre du concours de nouvelles sur le thème Un musée qui dort organisé à l’occasion des escales hivernales 2009 (4ème fête du livre de Lille).


Les phrases en italique sont extraites de l’album

Pétronille et ses 120 petits de Claude Ponti (l’École des Loisirs, 1999).

 

 


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Fait divers


Posté le 08/06/10 dans Parcours obligé

Fait-divers

Machin, l'esprit baladeur, ouvrait de grands yeux sur l'inconnu. Son regard se fixa soudain sur deux silhouettes penchées sur lui et son attention alla crescendo. Des silhouettes, depuis quelques jours, il en avait vu passer une myriade innombrable : on venait le voir des quatre coins du pays et, sérieusement, cela avait pour seule conséquence de l'escagasser chaque fois un peu plus.

Mais ces deux personnes étaient source d'un remue-méninge plus intense : il s'y sentait connecté, sans trop savoir pourquoi ni comment. Confusément, il sentait un lien entre elles et lui. L'une en particulier, dont le parfum le charmait, lui semblait un mentor pour comprendre le Nouveau Monde. Souvent elle lui parlait et s'il lui arrivait de zapper le sens de ses mots plus souvent qu'à son tour, il aimait la mélodie des mots et sa douceur brune et ronde.

Parfois aucune silhouette n'entrait dans son champ de vision et ses yeux erraient alors sur le cheval de Troie, le Pégase, le Minotaure, la Sphinge et la Sirène qui formaient un mobile un brin mythique tournant lentement au-dessus de sa tête.

***

Demain dans le journal, à la page du carnet rose, une brève dira "Après 10 mois et 11 jours, la galère de Mlle Duchmol a enfin pris fin. Son fils a vu le jour à la clinique St Alfred hier à 17h12." Une variante dans un autre quotidien annoncera plus sobrement qu'une fripouille pas très pressée a battu le record de la plus longue gestation de la ville de Mouille-les-Oies.


Bien loin de tout ça, fermant ses grands yeux de petit marmouset, Machin s'endormit.

Béline FALZON

Mars 2010

 

Ce petit texte a été écrit dans le cadre du concours des 10 mots de l'Association Francophone d'Amitié et de Liaison. (Je n'ai pas pu le soumettre car j'étais mineure à ce moment-là.) Toute ressemblance avec des personnages réels ne saurait être totalement fortuite.


Un commentaire

Une seconde histoire de contraintes


Posté le 07/06/10 dans Parcours obligé

Une histoire de contraintes

- Anissa -

 

 

Voici les mots, dans l'ordre dans lesquels ils apparaissent.

revue de presse

petite grosse

hégémonie

antenne mystère

vacances

veston de cuir

accalmie 

boîte rose

chemise rayée verticalement

rétention d’eau

perle

retraité

berlingots

guitariste

DOM-TOM

librairies

esprit

relations

nourriture

frangipane

rires

odeur

air béat

descendre en flammes

orage

savon

Bourgogne

 


 

Mark, assis sur le rebord du petit parc entourant sa cité HLM, observait avec curiosité ce qui se passait. Ou il vérifiait plutôt si ce qui était raconté dans la revue de presse de Télématin était vrai et s’il n’y avait que des racailles dans les résidences comme la sienne. Une petite grosse avec un haut bien trop serré pour elle revenait du kebab d’en face, prouvant ainsi l’hégémonie de ce boui-boui en ce qui concernait les lieux de restauration. William Lemergie avait donc raison au moins sur ce point-là…

Un vieux nourrissait des pigeons, il avait un machin bizarre qui dépassait de sa manche ; une sorte d’antenne mystère, verte, qui lui permettait sûrement de capter les dernières nouvelles sur Maghreb-France, ou sur n’importe quelle station radio d’ailleurs… Le vieil homme glissa soudainement sur un prospectus proposant des vacances à bas prix, rendant ainsi son veston de cuir (pourri et rapiécé) couvert de sable. Était-ce une coïncidence avec le prospectus qui l’avait fait tombé ? Les pigeons étant partis, le bonhomme profita de cette accalmie pour sortir une boîte rose fushia en plastique de sa poche et y saisit du tabac qu’il se mit à chiquer. Encore un cliché vérifié sur les vieux Maghrébins…

Mark recentra son attention sur l’obèse de tout à l’heure, celle avec sa chemise rayée verticalement de deux tailles trop petites et sur laquelle trônait une magnifique tâche d’huile. Agacé de voir que Willy et ses acolytes avaient raison, il essaya de trouver des excuses, des prétextes pour tenter de faire échapper aux clichés de l’habituelle populace des cités les gens qu’il observait. Peut-être que la grosse n’était pas seulement grasse à cause de ses repas déséquilibrés, mais peut-être était-elle ménopausée, d’où sa rétention d’eau, d’où son gonflement et sa taille anormalement large… Peut-être avait-elle été une perle de beauté, qui sait ? Voilà les ravages de l’âge sur les braves gens… Quant au vieux retraité, peut-être qu’il n’écoutait pas les dernières tendances à la mode au Maroc mais peut-être suivait-il le résultat des courses, dans l’espoir de gagner des sous et d’offrir des berlingots et autres sucreries à ses petits-enfants ?

Concernant lui-même, il ne savait pas où se classer. Était-il un jeune sans avenir comme Télamatin avait dit ? Mark aurait bien voulu être guitariste, mais cela se limitait aux rêves d’un gosse… Il avait aussi envisagé de travailler dans les DOM-TOM pour avoir du soleil (et des nanas). Mais bon, en échec scolaire et sans aucun diplôme, ce serait bien difficile. Les librairies lui embrouillaient l’esprit : trop de livres, du blabla et pas assez de concret. Sans études, pour avoir un bon job, il lui faudrait alors chercher dans ses relations, pour être pistonné. Malheureusement, ce n’était sûrement pas Mouloud, Farid ou Ismaël qui allait l’aider de ce côté-ci.

Alors il devait se trouver une meuf. Une qui aurait de l’éducation, de l’avenir pour pouvoir squatter chez elle. Ce serait un peu dégueulasse mais bon… Il squatterait jusqu’à ce qu’il eut un boulot puis il lui rembourserait tout, la nourriture, les fringues etc… Et même que, si elle était sympa, il irait jusqu’à l’épouser ! Mark voyait déjà la scène : tous les deux, en Janvier (pour pas que le gosse qui serait conçu après la demande naquit trop tard, qu’il perdit une année et que ça fit trop de paperasse) en train de manger de la galette à la frangipane et hop ! La fève (c’était elle qui la trouverait bien sûr) serait une bague et à la suite, il entendrait son « oui » dissimulé derrière des petits rires

Mark sortit de sa rêverie en reconnaissant une odeur familière, celle de Sandra, sa copine du moment qui pourrait s’avérer être plus tard la femme de son imagination. L’air béat, il était tellement absorbé par la contemplation de la jeune femme, ou plutôt de son décolleté avantageux, qu’il ne remarqua même pas qu’elle était en train de le descendre en flammes auprès d’une de ses amies surmaquillées.

Un orage éclata haut dans le ciel, recouvrant ainsi tout ce petit monde de gouttes d’eau gelées. L’amie surmaquillée de Sandra clama que cette pluie « faisait chier » et qu’elle allait prendre un bon bain chaud avec son savon Chanel contrefait. À l’abri dans un hall d’immeuble, Mark se dit que Télématin racontait peut-être la vérité sur les vieux et les kebabs, mais pas sur les jeunes. « Les jeunes n’ont pas la volonté d’avancer dans la vie », c’était que des foutaises. Mark, lui, avait un projet. Sûrement pas le meilleur qui fût, mais il ferait tout pour sortir de la misère dans laquelle il était et « avancer dans la vie ».

Alors William Lemergie n’avait qu’à bien se tenir et faire comme son confrère Pernault et raconter des inepties inutiles sur les recoins de la Bourgogne et la fête du bolet au lieu de dire n’importe quoi sur les banlieusards. Ces gens-là ne savaient même pas comment c’était, et ils se permettaient de critiquer ! Fier de sa réflexion, Mark tourna les talons, prit l’ascenseur, ouvrit la porte de son appartement et y entra.

Guranna Anissa

Décembre 2008

 

 

 Et voilà ! Les mêmes mots dans le même ordre mais une histoire fort différente.


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Hymne à la Nation


Posté le 04/06/10 dans Concours

Hymne à la Nation

 

Travailler. Travailler dur.

Tel un leitmotiv, la devise de la Grande Maison tournait en boucle dans sa tête tandis qu’il suivait la Trace pour rentrer.

Travailler. Travailler dur.

Pour le bien de la Nation. Pour le bien de la Reine.

Travailler. Travailler dur.

Sans autre recours. 

Il avait travaillé toute sa vie et ne connaissait rien de plus. Ce soir encore, lourdement chargé, il rentra chez lui. L’odeur de la Grande Maison l’agressa, comme toujours. Une odeur de nourriture, de vie, de populace grouillante. Une odeur forte, épicée, qu’il aimait entre toutes. Une odeur enfin dans laquelle il baignait depuis l’enfance ; dans laquelle il était né, avait grandi et mourrait. Il déposa son fardeau au Centre de Tri. À partir de là, d’autres prendraient le relais et le transformeraient en rations équitablement redistribuées à tous. Il quitta le Centre ; sa mission était terminée pour aujourd’hui. 

Il appartenait à la Caste des Ravitailleurs, dernière étape de la vie dans ce monde hiérarchisé. Comme tous les travailleurs de cette caste, il avait droit à cinq heures de repos avant de repartir dans le Dehors. Son travail était dur, mais il l’accomplissait sans protester, comme il avait accompli les précédents. Il devait chercher et rapporter de quoi alimenter la Nation.

Ici, à chaque âge de la vie correspondait une tâche spécifique : les adolescents nourrissaient, surveillaient et éduquaient les bébés et les enfants à la Nurserie. Les jeunes adultes passaient dans la Caste de Bâtisseurs. C’était l’âge de la vie le plus difficile : il fallait creuser sans cesse, déblayer les gravats, construire de nouvelles habitations souterraines afin d’étendre toujours plus la Grande Maison, afin de protéger la Nation des agressions venues du Dehors. Pourtant personne ne se plaignait, tous ayant été génétiquement programmés pour cela. Les plus âgés, enfin, devenaient Ravitailleurs et étaient alors chargés de l’approvisionnement en denrées alimentaires, de leur transformation et de leur distribution. 

La Grande Maison était une cité impitoyable, au rythme fou, à la foule dense et pressée. Il n’y avait pas un espace de libre, les gens étaient partout. Partout on se croisait dans un chahut permanent inhérent à la société. L’information s’échangeait ainsi au gré des rencontres inopinées, front contre front. Ce soir-là, les informations signalaient un éboulement dans les galeries nord : les Bâtisseurs de la section 4625 étaient appelés en renfort pour nettoyer le terrain et remplacer les morts au forage. À la bousculade suivante, il apprit la découverte d’un nouveau cadavre de Carabe géant, source importante de vivres. La Trace était déjà en place et la section de Collecte 7831 était mobilisée pour s’en occuper jusqu’à nouvel ordre.

Avec un soupir, il fit demi-tour et reprit le chemin du Dehors. Il repéra sans peine la Trace et prit place dans la longue file régulière des Ravitailleurs en marche. À demi endormi par le rythme lénifiant du Chant olfactif qui balisait la Trace, il se laissa porter et se mit à rêver. Au cœur du songe apparut, comme toujours, la Reine. Sa peau cuivrée luisait doucement dans un rayon de soleil qui, venu du Dehors, nimbait sa silhouette et dessinait un halo dans la pénombre de la Grande Maison. La Reine était grande et belle, inaccessible. Sa beauté irréelle provoquait toujours en lui, dans ses fantasmes comme dans la réalité, un puissant sentiment d’émulation. Véritable objet de culte, tous ne vivaient, ne pensaient, ne travaillaient que pour Elle. Même leurs rêves lui étaient dûs. La couleur de sa peau, plus claire que le brun sombre de la plèbe, révélait selon lui son caractère sacré. En la contemplant, il se savait appartenir à la Nation. 

La fin de la Trace le tira de sa rêverie. Le Carabe était un vrai monstre, plus gros qu’il n’en avait jamais vu. Les êtres engendrés par le Dehors ne cessaient de le surprendre. Le chantier aurait pu paraître désordonné, mais chacun connaissait son rôle et la scène semblait un ballet, léger et précis. Le sol moussu et glissant rendait pourtant la situation malaisée et, trop grosse pour être ramenée à la Grande Maison, la bête devait être dépecée sur place. Déjà, une armée de Ravitailleurs découpait la carcasse avec méthode, la vidant de l’intérieur. D’autres, parmi lesquels il reconnut ses collègues de la section 7831, attendaient patiemment leur tour de saisir un morceau de viande ainsi extrait du Carabe avant de prendre le chemin du retour.

Enfin ce fut à lui d’attraper un lambeau de chair sanguinolente, encore tiède. Il s’en empara, sans être dégoûté tant il avait l’habitude. L’odeur qui s’en dégageait était fade, rien de comparable avec l’odeur de la Trace ou celle de la Grande Maison. Guidé par le Chant olfactif, il réintégra la file des marcheurs. Cette fois-ci était la bonne, il allait pouvoir dormir. De nouveau bercé, il plongea dans un état de semi conscience et l’image de la Reine lui apparut de nouveau, mirage doré qui lui permettait de tenir, encore et encore, malgré la fatigue. Chaque pas le rapprochait de chez lui, il le sentait dans tout son être. La Grande Maison était proche.

Désordre ! Panique ! La Trace soudain fut interrompue par une chose énorme et impossible à contourner. Ce fut la débandade, chacun courant, criant. Une odeur insoutenable de peur, de cris d’alertes et de désespoir, envahit l’air. La Trace était coupée ! Coupée ! Désorienté, affolé, il lâcha son morceau de Carabe et s’enfuit loin de la menace.

Subitement, une substance à l’odeur sucrée le recouvrit entièrement, pesant de plus en plus sur lui. Il martelait les parois avec une énergie désespérée, comme pour s’extraire de cette gangue élastique qui l’oppressait un peu plus à chaque instant. Une sensation inédite l’envahissait petit à petit, une sensation désagréable que son système nerveux rudimentaire analysait comme une menace.

Danger.

Tout au fond de lui, des dizaines de signaux s’allumaient, de lancinantes alarmes qui déversaient leurs feux brûlants dans son organisme : le sang n’affluait plus aussi vite et la source d’oxygène menaçait de se tarir.

Danger.

Il hurla sa terreur, criant aux siens de fuir. Puis, lançant la dernière odeur qu’il produirait jamais, il entonna doucement l’Hymne à la Nation, un chant connu de tous dès la Nurserie. Un abysse noir s’ouvrit, dans lequel s’illumina une dernière fois le souvenir de sa Reine bien-aimée, avec ses longues antennes gracieuses, ses yeux lisses et noirs, sa carapace brillante, son abdomen majestueux.

Il mourut.

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- Christie ! Qu’est-ce que tu fais ?

- Regarde Maman ze zoue avec des fourmis !

- Ah, c’est dégoûtant, lâche ça !

- Mais euuh, c’est mon chewing-gum…

- Il y a une fourmi collée dessus, chérie, et puis il a traîné par terre, c’est sale. Allez, viens, c’est l’heure de rentrer.

- Le soleil, il va faire dodo ?

- Oui, oui, un bon gros dodo. Comme toi.

 

(Fin alternative)

- Mec, t’es dégueulasse ! Jette pas ton chewing-gum par terre comme ça !

- Pfff, fais pas ton relou…

- Nan mais regarde quoi ! T’as même écrabouillé une fourmi avec. Ah merde, en fait t’en écrabouilles plein avec ton pied droit.

- Ha ouais, les pauvres… Bon on y va ? Mes darons vont flipper si je rentre trop tard.

- Ok mec, on se barre. La forêt de nuit ça me fait flipper à mort.

Béline FALZON

Octobre 2009

 

Nouvelle écrite dans le cadre du concours organisé par Art de Lire,

en collaboration avec les éditions Hachette et le site Elkabin.net.

Ce concours consistait à inclure un extrait du troisième tome des Chroniques de Kherädon, de Chris Debien, dans une nouvelle (passage en italique). Et j'ai gagné !

 


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Une première histoire de contraintes


Posté le 04/06/10 dans Parcours obligé

Une histoire de contraintes

- Béline -

 

Ayant achevé de rédiger la revue de presse qu’elle lirait dans quelques minutes aux auditeurs, Julie Pommier, une petite grosse dont le physique ingrat lui avait fermé les portes de la télévision, se prit à pester contre l’hégémonie de la beauté dans les sociétés actuelles. Elle avait fait de ce sujet qui lui tenait à cœur l’objet d’une thèse pour laquelle on l’avait superbement notée. Elle aurait souhaité que cette note ne soit pas due à une quelconque pitié de la part du jury, comme elle le soupçonnait, mais plutôt à « l’antenne mystère » dont son meilleur ami l’affublait et qui, selon lui, diffusait des ondes de charme compensant sa « générosité ventrale » (c’était ainsi qu’il appelait son problème de surpoids).

Songeant que, malheureusement, l’avis de David ne valait pas grand-chose parce qu’il était son meilleur ami en plus de préférer les hommes, Julie secoua ses boucles fauves et entra dans le studio. 6h30. L’heure de sa Revue de Presse, dont elle savait pertinemment que seuls quelques lèves tôt intellectuels profiteraient vraiment. Tout en glissant de sa voix mélodieuse et sensuelle de discrètes piques contre Sarkozy, Julie se prit à rêver de vacances dans un pays lointain, la où les gros seraient rois, les grasses matinées la loi et les repas des festins. 

Parce qu’évidemment Julie adorait manger. Elle ne devait son embonpoint qu’à cet amour immodéré de la bonne chère. Se forçant à se sortit de l’esprit la ribambelle de pâtisseries qui y dansait la farandole, elle quitta le studio, rejoignit son bureau et se lança dans son activité favorite (après manger) : regarder dehors. Sa fenêtre, au premier étage, donnait une vue imprenable sur la rue et lui offrait une position idéale. Comme les viennoiseries se trémoussaient de plus belle, Julie se concentra sur le jeune homme en veston de cuir qui venait de s’installer à la terrasse du café-tabac-épicerie-presse en face de l’immeuble. Souhaitant inconsciemment une accalmie à sa faim permanente, elle saisit sans y prendre garde une fraise tagada dans sa boîte rose à bonbons et s’absorba dans la contemplation de l’inconnu buveur-de-thé-à-la-terrasse.

Celui-ci portait une chemise rayée verticalement, blanche et bleue, recouverte partiellement par le veston en cuir noir qui avait attiré son œil et qui conférait à l’homme une élégance un peu désuète. Très « dandy old-fashion » aurait dit ce genre de magazine qui agressait Julie à coup de couvertures racoleuses promettant de soigner sa « rétention d’eau » (encore un euphémisme pour obésité). Elle ne les achetait d’ailleurs jamais. 

L’homme qu’elle observait était une perle rare, Julie le pressentait. Malgré l’heure matinale et la température un brin frisquette, il buvait un thé comme l’aurait bu un retraité anglais : posément, l’air songeur, le dos droit et le geste gracieux. Se décidant sur un coup de tête à aller épier de plus près son mystérieux inconnu, Julie saisit au hasard dans sa boîte un berlingot (son bonbon préféré), le fourra délicatement entre ses lèvres carmin et quitta son bureau en prétextant un colis urgent à aller peser à La Poste (en vérité, cela faisait déjà deux bons mois que ce colis était « urgent »). 

D’humeur joyeuse, badine et même un peu folle, la rousse grimpa quatre à quatre les escaliers (du moins les trois premiers étages, puis les suivant en soufflant comme un bœuf) jusqu’au service communication, y récupéra le colis et dévala d’une traite les marches du building (dont tous les ascenseurs étaient évidemment en panne), le tout en chantonnant du Django Reinhardt, son guitariste de jazz manouche préféré. Une fois dans la rue, elle prit l’air affairé et toujours un peu inquiet de la secrétaire chargée d’une course. Elle doubla une affiche vantant les mérites de la vie dans les DOM-TOM, ralentit un peu devant la vitrine de la librairie « le bal des ardents » puis reprit son expression préoccupée pour traverser la rue et s’engouffrer, son paquet sous le bras, dans le café-tabac-épicerie-presse. Elle en avait bien sûr profité pour jeter un coup d’œil à l’inconnu qui occupait désormais son esprit. 

- Bonjour Julie ! 

- Bonjour Medhi, bonjour… répondit-elle distraitement au tenancier du café-tabac-épicerie-presse.

Celui-ci la connaissait bien puisqu’elle lui achetait souvent de quoi remplir sa boîte rose de ses sucreries favorites.

- Que veux-tu aujourd’hui ? Des carambars, des schtroumpfs, des malabars ? Des timbres peut-être ? demanda-t-il en désignant le colis. 

Mais Julie, inattentive, se tordait le cou pour tenter d’apercevoir le jeune homme, qu’elle avait cru brun de loin mais qui s’avérait plutôt châtain de près. Elle se demandait de quelle couleur était ses yeux.

- Julie ?! la rappela à l’ordre Medhi. 

Un peu embarrassée d’avoir si peu discrètement reluqué celui qui l’intéressait, elle se tourna vers le barman-buraliste-épicier-vendeur de journaux.

- Euh… Non merci, Medhi. Rien du tout aujourd’hui. Enfin si ! Peut-être. Son nom !… Celui du client dehors. S’il te plaît ?

Attendri par sa gêne et cette confusion bien inhabituelle, Medhi lui répondit qu’il ne connaissait pas ce jeune homme et qu’il venait ici pour la première fois. 

- Oh… Ce n’est donc pas une de tes relations

Amusé par cet engouement soudain de sa cliente préférée pour autre chose que la nourriture, Medhi saisit sur un présentoir une part de tarte poire-frangipane (sa meilleure pâtisserie, préparée le matin même par ses soins), la posa sur une assiette, y ajouta une petite cuillère et, la gorge pleine de rires qu’il retint, il sortit poser le tout sur la table du gentleman matinal. 

- De la part de la Demoiselle, lâcha-t-il très professionnellement en désignant Julie de la tête. 

- Oh ! Pour moi ? s’étonna le client.

Les odeurs alléchantes de fruit et de sucre peignirent sur son visage un air béat, puis il regarda sa montre et son air s’assombrit.

- Remerciez-là de ma part s’il vous plait. J’aurais beaucoup aimé connaître cette charmante jeune femme, mais je dois partir. Sinon je vais me faire descendre en flammes par mon nouvel employeur ! Il a le sens de l’humour, mais quand même. 

Et, soucieux et désolé, des miettes de tarte tentant de s’échapper de ses lèvres, il fit un grand sourire à Julie, traversa la rue comme un fou, passa derrière un camion et disparut. L’humeur de Julie, au beau fixe depuis que ses yeux s’étaient posés sur lui, vira à l’orage taciturne. La jeune chroniqueuse sortit à son tour, déçue de n’avoir pu parler à son mystérieux dandy, et se contenta de humer le délicat parfum de savon qu’il avait abandonné dans son sillage. 

Medhi lui pressa tendrement l’épaule et l’invita à boire un capuccino de consolation, avec beaucoup de crème et quelques biscuits secs. Le silence devint vite morose, alors le barman-buraliste-épicier-vendeur de journaux alluma la radio, encore réglée sur la longueur d’ondes de la station de Julie, dont il écoutait avec bonheur la revue de presse tous les matins. La jeune femme reconnut immédiatement le ton pince-sans-rire de son patron : « Vous écoutez France Inter et il est 7h, l’heure du flash info de notre nouveau journaliste. Il finit son petit-déjeuner et il est à vous ! ». Une voix équilibrée, grave et douce sans être ennuyeuse prit alors le relais : « Merci Pierre, et merci à vous tous de m’écouter. Je suis Raphaël et vous m’entendrez désormais tous les matins sur France Inter. Outre le délicieux cadeau d’une charmante inconnue, nous avons au programme de ce journal le voyage de Sarkozy aux USA, le rappel par Picard d’une centaine de lots d’escargots de Bourgogne avariés, le conflit israélo-palestinien et… » 

Mais Julie n’écoutait plus. La nouvelle la plus intéressante de la journée, elle la connaissait déjà. Raphaël… Son nom, comme une ritournelle entraînante, avait remplacé dans son esprit rêveur les gâteaux qui y valsaient habituellement.

Falzon Béline

Novembre 2008

 

Voilà un petit exercice fort sympathique réalisé selon la contrainte oulipienne du parcours obligé : une liste de mots est fournie qu'il faut tous caser dans une petite histoire (une copie double environ). Bientôt la version d'Anissa, avec les mêmes mots mais une histoire fort différente.

 


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