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La tunique sans manches


Posté le 15/05/11 dans En vrac

Voici un petit conte qui, je l'espère, aura l'heur de vous plaire malgré son imperfection criante.

 

La tunique sans manches

 

Il était une fois un Continent et au large Citadelle, la ville franche et rebelle. Par un soir d’orage (ce qui était dans ce coin du globe très ordinaire, il y faisait mauvais 364 jours sur 365), l’Émir continental claqua fermement la porte de la plus haute salle du plus haut donjon de Citadelle. Et il la claqua au nez de Roi de Citadelle. Cette fois-ci, le Roi avait dépassé toutes les bornes ! Il ne s’en tirerait pas à si bon compte, foi de Moi !… Et tout en rejetant ses manches par-dessus ses épaules, l’Émir déjà ourdissait une vengeance. Il dévala les innombrables marches, tourna au coin de 3 rues, traversa 15 canaux sur 20 ponts différents avant de déboucher enfin sur le port, une étroite ouverture barrée d’une herse dans la muraille de Citadelle. Tout en regardant la herse se relever, il trouva le plan parfait, l’entourloupe magistrale.

Sagement assise sur un banc du quai, la Princesse l’attendait, emballé dans un élégant ciré à large capuche sous une pluie violente. Les éclairs zébraient le ciel, il faisait spécialement moche ce soir tragique. Dans la lumière intermittente entrecoupée de roulement de tonnerre, l’Émir s’inclina devant la jeune fille. C’était en effet un homme poli en toute circonstances.  Il monta ensuite dans la barque diplomatique suivi de ses officiels, dans un charivari de parapluies orange. Une fois entassé dans la barque, ils attendirent 30 min deux suivants qui s’étaient perdus en cours de route. Une fois que les retardataires, dans un grand froufrou de tissu, se furent glissés dans les interstices encore libres, la Princesse passa à l’action. Elle tendit les mains, fronça les sourcils, et ondula. L’ondulation d’abord partit du bout de ses doigts, furtivement, à peine un petit frémissement. Ensuite ses bras se mirent à osciller, puis son corps tout entier, souple et tendu à la fois, liquide presque dans son élasticité. Et la magie advint : on ne l’appelait pas Princesse des Eaux Vives pour rien. L’eau agitée par la tempête, même au creux du port, se fit disciplinée et roula sagement sous l’embarcation surchargée, la roulant péniblement vers l’entrée du port. Prenant posément de la vitesse, la coquille de noix fila hors de Citadelle, poussée par l’ondulation de plus en plus rapide de la Princesse. Dix minutes durant, l’Émir glissa sur une bande de mer calme entre des vagues effrayantes, avant d’accoster en douceur sur son élan au quai diplomatique. La Princesse épuisée se laissa tomber sur le banc et pensa très fort que, décidément, les gens du Continent étaient certes bien vêtus mais drôlement gras.  

***

Les mois passèrent et le Roi de Citadelle, absorbé dans les préparatifs de la Fête Lumière, oublia quelque peu la querelle et la colère de l’Émir. C’est qu’il était si perfectionniste, si tatillon, qu’il tenait à vérifier lui-même jusqu’au plus insignifiant détail. Même la couleur des broderies du revers des manches des tuniques des danseurs de la Fête Lumière avait subi son inspection minutieuse. La Fête Lumière était le seul jour de l’année où toute la contrée resplendissait de rayons. Un seul jour de beau temps qui demandait de longues, très longues préparations. Le Roi tirait de cette fête une satisfaction personnelle immense. Il était persuadé que sa création, l’escouade spéciale de gardes-danseurs formée pour la danse de groupe avec tuniques à manches de deux mètres, ferait de cette fête la plus incroyable jamais vue. Il avait recruté lui-même chaque soldat. Il imaginait une fête encore plus belle que les années précédentes, avec un soleil énorme qui ferait fleurir tous les parcs et une température qui monterait peut-être à 30 ou 35°C. Une chaleur digne des légendes. L’ambiance festive avait pointé son nez la veille, lors d’une dernière répétition avec des Tuniques non-magiques. Le Roi avait été satisfait, tout était au point et il se réjouissait d’avance. La pâle clarté du ciel brumeux indiquait que le jour venait à peine de se lever mais, bien impatient, il ne pensait déjà qu’au lendemain, au jour de la Fête Lumière, à la douceur du temps, à l’air léger, au teint resplendissant des habitants… Mais pour l’instant, la ville était étouffée de crachin, ce petit crachin pénétrant et glacé qui mêlé au brouillard voilait les cris des marchands et celui, discret mais continuel, des gondoliers. À peine si l’on distinguait le jour de la nuit dans une telle purée de pois et le Roi, levé comme toujours à l’aurore, était toujours en robe de chambre lorsqu’un garde vint frapper à sa porte à 11h passées. Surpris et embarrassé d’être trouvé dans un pyjama à nounours tout sauf royal, le Roi lissa sa moustache pour se donner contenance, jeta un regard noir au Garde-danseur Aldo, meneur du troisième détachement de l’escouade spéciale.

-       Garde, que se passe-t-il ? demanda-t-il de sa plus grosse voix.

Cachant un sourire, Aldo se mit au garde-à-vous

-       Sa Majesté a reçu une missive du Continent !

-       Ooooh…

Le Roi saisit le pli comme une fusée de feu d’artifice dont la mèche aurait été allumée, puis la décacheta avec soin, sentant poindre une sale migraine. Oubliant totalement la présence du Garde, toujours figé dans son salut militaire, il déplia la missive, au demeurant fort courte. Le Roi la lut puis, furieux, vérifia l’authenticité du cachet, froissa la lettre, la jeta au sol, la récupéra, la relu, s’écria « Ah, le chien ! », déchira le papier et le jeta à nouveau par terre. Puis il quitta la salle en trombe, fonçant vers la salle de Garde trois escaliers plus bas. Aldo enfin put rompre son salut et, tout en massant sa crampe, ramassa les morceaux de lettre et la parcourut à son tour.

 

Cher Roi de Citadelle,

Suite à notre débat animé lors de ma dernière visite diplomatique, j’ai bien réfléchi. Ce différent entre nos grands pays ne devrait pas ressembler à une chamaillerie de frères jaloux. Nos deux peuples méritent mieux, aussi vous enverrai-je mon meilleur danseur pour la Fête Lumière en signe de paix et compterai moi-même parmi vos spectateurs.

Bien à vous,

l’Émir continental.

 

Ah. Quand même.

Deux heures plus tard, Citadelle était en état de siège. Le Roi avait beau être sûr de lui, il n’était pas question qu’il court le moindre risque d’être battu par le Continent. Son ancêtre, le fondateur de Citadelle, avait été exilé sur ce rocher hostile bien des siècles auparavant. Il l’avait transformé à force de volonté en une cité dont les tours élégantes, les marchés florissants, les larges canaux avaient acquis une renommée qui faisait désormais de l’ombre au Continent. Jamais un Roi de Citadelle ne laisserait plus l’Émir du Continent l’humilier. Jamais. Aussi la Princesse des Eaux Vives, postée dans le dôme de verre au sommet de la tour de vigie, avait-elle pour ordre de faire chavirer n’importe quelle barque s’approchant des fortifications.

Et à l’heure où, juste après le déjeuner, la plupart des habitants s’ensiestaient, bercé par le chant de l’averse sur les toits, une coquille de noix menée par un jeune garçon tanguait sur les vagues en direction de Citadelle. La Princesse l’aperçut la première, ramant contre le vent et la pluie, petit éclat doré donnant l’impression d’un morceau de soleil à la dérive. Elle prétendit d’abord ne pas le voir, désirant peu noyer qui que ce soit, mais les sentinelles donnèrent bientôt l’alerte. Sous l’œil sévère de son père, elle n’eut alors pas d’autre choix que de provoquer une immense vague qui s’enroula sur la barque et son rameur. Mais dès que le Roi, satisfait, tourna les talons et partit rédiger une lettre dans laquelle il prétendrait n’avoir, à son grand regret, pas vu l’ombre d’une paillette de tunique, la Princesse se remit à onduler discrètement, juste les orteils et les doigts cachés sous son ample robe. Sortant de la salle le plus calmement possible, elle se précipita avec lenteur vers la terrasse la plus proche, continuant à remuer faiblement pour ne pas perdre le contact avec le garçon. Vérifiant que personne ne pouvait la voir, elle ôta sa robe, en fit un paquet qu’elle noua à sa taille puis plongea, frissonnante sous un crachin glacial. L’océan l’accueillit avec douceur et elle nagea, souple comme l’anguille, jusqu’au jeune continental évanoui. Repoussant l’eau autour de son visage, elle forma une bulle d’air pour qu’il puisse respirer puis guida le corps sans connaissance jusqu’à la sortit d’un canal dont la grille, rouillée, était tombée quelques mois auparavant. Personne ne connaissait les canaux de Citadelle aussi bien qu’elle. Demandant à l’eau de porter le garçon, elle le mena jusqu’à un recoin perdu de la ville. Sortant le corps du canal, elle le traîna dans une ruelle obscure, chassa l’eau de la tunique dorée, déplia sa propre robe et l’essora également avec son pouvoir avant de l’enfiler. En retard pour son cours de maintien, la Princesse rentra dans sa tour, inquiète mais impuissante.

***

-       Majesté ! Majesté !

Le Roi sursauta et son air désapprobateur arrêta net Aldo, qui se figea dans un salut raide devant le Roi et sa fille.

-       Et bien garde, parle ! Quelle mauvaise nouvelle m’apportes-tu encore ?

Baissant les yeux, Aldo balbutia :

-       Euh… Majesté, c’est le… le danseur, sa tunique… des manches, euh…

-       Garde ! Parlez clairement enfin.

-       Oui, Majesté ! Le danseur du Continent que vous avez voulu noyer a réussi à survivre. Il erre dans la ville dans une tunique dorée de cérémonie sans manches et demande à ce que votre Majesté le reçoive !

Il faut savoir une chose à propos du Roi de Citadelle : il n’aime pas être mis le nez sur son échec, encore moins devant témoin.

-       Garde, rugit le Roi, tu mens ! Tout le monde sait que les tuniques de danse ont des manches, des manches longues qui plus est, très longues. Tu auras confondu avec quelque vagabond, voilà tout.

-       Mais…

Le Roi fit taire le pauvre garde d’un geste si péremptoire que la Princesse dut se mordre la langue pour s’empêcher d’intervenir en faveur du garde. Il lui fallait respecter les convenances à tout prix.

-       Bon. Par précaution, double les patrouilles et fais arrêter et jeter au cachot quiconque semble suspect. Avec ou sans manches.

Contenant son indignation (ce pauvre danseur du continent était décidément bien mal reçu !), le garde salua une fois de plus son souverain. Il s’apprêtait à quitter la pièce lorsque le Roi se racla la gorge.

-       Rmm rmm. Au fait Aldo, demain tu surveilleras la poterne 168.

Le Garde-danseur devint blanc comme un linge et ne réussi même pas à s’incliner correctement avant de fermer la porte. Des larmes d’injustice cherchèrent alors à s’échapper des yeux de la Princesse, mais elle les retint. Se mordant de nouveau la langue pour ne pas protester, elle entreprit de servir le thé et le dessert à son père avec toute la grâce que venait de lui inculquer son professeur de maintien.

***

Dépité, en colère, le Garde-danseur transmit les ordres royaux et rentra chez lui, renonçant à participer aux patrouilles qui, sous une bruine fine et pénétrante, mettait sous clé tous les errants de la ville. Aldo ne savait toujours pas comment annoncer à sa femme, la plus célèbre tisserande de tuniques enchantées de Citadelle, qu’il venait d’être exclu des festivités du lendemain lorsqu’il arriva devant leur petite boutique encombrée. Un panonceau accroché à la poignée indiquait « je suis à la Tour royale pour les derniers préparatifs ». La clochette de l’entrée tinta tristement et, puisque l’air au-dehors n’était pas si froid, Aldo laissa la porte ouverte pour que la tiédeur de l’après-midi entra dans la boutique. S’avançant au milieu des tissus chamarrés, richement brodés de fils rares et de paillettes étincelantes, il sentit un immense abattement le saisir. Il s’était entrainé si dur pour ce jour de fête, en vain ! Quittant son armure, sa cotte de mailles et ses bottes, il se rendit dans l’arrière-boutique et passa sa tenue de danse, une tunique superbe que sa femme avait tissé de fils puissants car teintés d’amour et de magie.

Avec un soupir et le cœur gros, Aldo retourna s’observer une dernière fois dans le grand miroir en pied du magasin. Ses manches, longues de 2 mètres suivant le règlement, tombaient au sol dans un drapé fluide auquel le moindre geste donnait vie. Un sanglot étreignait Aldo, mais il refusa de verser la moindre larme pour un Roi aussi ingrat. Les pleurs brouillaient sa vue cependant et, ôtant sa tunique, il ne vit une ombre humide couleur d’or terni se glisser dans son dos par l’entrebâillement de la porte et se faufiler dans l’arrière-boutique. Seul le bruit des bottes des soldats frappant les flaques d’eau l’alertèrent mais il était trop tard : Aldo, à demi-nu et sa tunique à la main, vit débarquer dans sa boutique sept gardes, échevelés sous leurs capuches cirée.

-       Tiens, mais c’est Aldo…

-       Tu n’aurais pas vu passer le Continental par hasard ?

-       Joli caleçon !

Mais Aldo n’avait vu passer personne et, après une vague fouille pas très motivée, la patrouille repartit dans les rues sous une ondée redoublée, grommelant que tout de même, on avait pas idée de leur faire poursuivre des chimères une veille de Fête Lumière.

Renfilant ses habits délavés de tous les jours, le danseur installa sur un cintre son costume de fête, d’un orange chatoyant, puis se dirigea vers l’arrière-boutique. Cette pièce était en fait l’atelier de sa femme, Ly, et l’on y trouvait pêle-mêle des textiles divers, des fils en pagaille, un métier à tisser, des tuniques en cours de réalisation soigneusement suspendues, des paillettes éparpillées, renversées sur la solide table autour de laquelle travaillait d’ordinaire la tisserande et ses trois aides. Avec un regard tendre pour le désordre de sa bien-aimée, Aldo se fraya un passage jusqu’à la grande armoire de bois sombre où était rangé le trésor qui rendait la boutique si prestigieuse. Les étoffes les plus précieuses, les fils d’or et d’argent, les aiguilles de la meilleure qualité, les éclats de pierres précieuses… Toutes les choses superbes destinées à la confection des tuniques de la Fête Lumière étaient rangées là. Avec un geste doux, Aldo entrouvrit la porte… et tomba nez-à-nez avec un jeune garçon à l’air très gêné. Sur le coup, la seule chose que le garde put penser fut « Je n’ai pas la berlue, sa tunique n’a vraiment pas de manches ! ». Puis, se ressaisissant, il ouvrit grand la porte du placard et invita son hôte à en sortir. C’est que les gens de Citadelle ont un code de l’honneur tout aussi strict que sur le Continent et l’hôte doit être traité avec tous les égards.

Aldo regarda le gamin un instant ; détrempé par la pluie, il frissonnait violemment mais n’osait ni bouger ni parler après avoir été pris en faute. Le garde, ému par sa jeunesse et le traitement que le Roi lui avait fait subir, s’inclina légèrement et dit :

-       Cher hôte, puis-je vous proposer des vêtements secs et une tasse de thé avec des pâtisseries ?

Des feux de joie s’allumèrent dans les yeux du jeune garçon à la mention des fameuses Douceurs de Citadelle, réputées exquises jusque sur le Contient. On prétend que leur goût particulier est du à la farine utilisée, moulue dans des moulins à eau de pluie alimentés par un complexe système de gouttières et de vases communicants quand les moulins du Continent sont à vent.

            Bientôt, assis dans la petite cuisine du petit appartement d’Aldo et de Ly, au-dessus de la boutique, les deux danseurs partageaient l’histoire de leurs vie : les madeleines de leurs mères, le soleil d’une Fête Lumière, la rigueur des entrainements, le bonheur de voir naître un neveu ou une sœur, la pluie chaude d’un jour d’été ; voilà des choses qui sont universelles. Puis, s’étant reconnus comme le font les vrais amis, grâce à l’impression de se connaître depuis toujours quand bien même cela ne fait qu’une heure, ils abordèrent des sujets plus sensibles, notamment celui de la politique. Après de longs débats, ils s’accordèrent pour dire que la faute était partagée, surtout par le Roi de Citadelle. Après une déclaration aussi solennelle, ils en étaient au premier silence de la conversation lorsqu’une voix monta l’escalier depuis l’arrière-boutique.

-       Aldo ! Aldo !

Bondissant sur ses pieds, le Garde-danseur rejoignit son épouse dans son atelier. Les yeux rivés à la tunique du continental, la jeune femme la retournait dans tous les sens, ses mains expertes froissant et lissant tour à tour l’étoffe dorée brodée d’écarlate, de vermeil et de toutes les nuances du jaune au brun. Malgré un bain de mer et un détrempage par l’averse, le vêtement luisait toujours faiblement dans la pénombre du jour gris, chargé de magie, de miettes du soleil qu’elle avait été tissée pour faire venir.

-       Cette tunique est splendide ! Cette facture, cette finesse du tissage, ne peut venir que du Continent ! Où l’as-tu…

La tisserande s’arrêta net : relevant la tête, elle venait de découvrir le garçon et, en un instant, elle comprit pourquoi la Tour royale était en émoi depuis le matin, encore plus qu’une veille ordinaire de Fête Lumière.

-       Un danseur… du Continent… Et c’est nous qui le cachons ?!

Aldo grimaça, reconnaissant tout de même de ce « nous ». En gentleman, le jeune continental s’inclina très bas, saisit la main de Ly et y déposa un baisemain avant de déclarer :

-       Mes hommages, Madame. Je m’appelle Anouar et suis votre obligé. L’Émir m’a mandé en votre Cité pour y contribuer à la Fête Lumière.

Décontenancée par la formalité d’un garçon si jeune, mais tout sauf idiote, la tisserande murmura comme pour elle-même :

-       Houlà, ça n’a pas du plaire au Roi ça !

Le coup d’œil éloquent qu’échangèrent son mari et le continental, associé au piètre état de la tunique, lui expliquèrent mieux qu’un long discours les épreuves qu’avait endurées l’émissaire. Sa longue journée de travail sous les ordres du Roi pointilleux et irascible l’avait déjà énervée et l’amitié évidente qui liait déjà les deux danseurs acheva de la convaincre qu’il fallait agir.

-       J’ai parlé aux danseurs et même à la Princesse : le Roi a de plus en plus mauvais caractère. Il faut faire quelque chose.

-       Oui, mais quoi ? demanda son mari.

-       J’ai dans l’idée de donner à cette tunique une seconde jeunesse et au Roi une bonne leçon, où je ne m’appelle plus Ly au Doigts d’Or !

Sous un grain qui secouait sévèrement la ville, comme énervé de devoir l’abandonner au soleil le lendemain, Citadelle fit semblant de dormir. Vêtus de cirés noirs et chargés de mystérieux paquets, des silhouettes parcoururent en tous sens la ville durant la nuit. Frappant à quelques portes choisies, échangeant quelques mots sous la confidentialité d’un parapluie-cloche, se réunissant dans des impasses aux murs aveugles, tous les acteurs de la Fête Lumière entrèrent en contact. Ils s’allièrent tous, des danseurs aux tisserandes en passant par les gardes, les Mesureurs de degrés et les décorateurs. Même la Princesse des Eaux Vives, échappée incognito de la Tour Royale, prit part au complot.

Toute la nuit, la flamme des bougies tremblota dans l’atelier de Ly.

***

Le monde était encore recouvert de ténèbres et il pleuvait toujours dru, pourtant la ville bruissait de toute part de la rumeur réjouie d’une foule en mouvement. Suivant la tradition, tout le monde allait nu-pied, vêtu de ses plus beaux atours et l’on avait sortis les parapluies de fête aux coupoles colorées. Les enfants, que l’excitation générale rendait plus turbulents qu’à l’ordinaire, clapotaient allègrement dans les flaques qui s’évaporeraient bientôt. Ils se poussaient joyeusement dans le caniveau ou sous les gouttières, salissant leurs beaux vêtements malgré les punitions encourues. 5 heure n’avait pas encore sonné à la Clepsydre que deux ou trois gamins imprudents étaient déjà tombés dans les canaux.

Tous les habitants étaient rassemblés sur les rives du Grand Canal. Il faisait noir, la pluie s’entêtait lourdement et un ou deux grondements de tonnerre roulèrent même entre les tours de Citadelle. Le silence se fit progressivement, les marmots eux-mêmes se turent après quelques ultimes gloussements et les bébés se rendormirent. Dans cette atmosphère grave, le Roi, vêtu de velours vert, fit son apparition sur le Pont Royal, accompagné de sa femme, de sa fille et du bruit des gouttes de pluie. À égal à côté de son trône se trouvait un siège et un frisson d’étonnement muet parcouru la foule quand apparu l’Émir Continental, habillé d’une somptueuse superposition de voiles bleus semblant l’habiller d’eau. Les monarques se firent la bise, comme le veut l’usage, puis s’assirent. Un moment passa et le public, impatient, n’avait plus d’yeux que pour la Clepsydre. Bientôt, quand le godet supérieur serait plein, la roue à aubes tournerait, il serait 6 heure et la pluie s’arrêterait pour la première fois depuis 364 jours.

Enfin une goutte fit déborder le vase, la roue tourna d’un cran et, entraînés par l’engrenage, les rouages de l’horloge à eau se mirent en branle avec un bruit mécanique qui raisonna dans le profond silence. L’aiguille bascula sur le six avec un cloc sonore. La cloche familière sonna six fois, une seconde passa, puis une deuxième, puis une troisième et enfin ceux qui avaient la meilleure ouïe commencèrent à percevoir, mêlée à la celle de l’ondée, la mélodie d’une harpe. Descendant lentement le Grand Canal, une barge de verre qui en occupait toute la largeur vint s’immobiliser entre le Pont Royal et le Beau Pont, qu’occupait l’orchestre protégé sous un dais de toile cirée bleue-grise. Sur la barge, exposé à l’averse, des demi-sphères rouges et jaunes ponctuaient la surface de verre sous laquelle on voyait clapoter le canal. La musique se mêla du glissement des violons et les sphères rubis s’épanouirent, le tissu glissa et révéla des silhouettes féminines qui se levèrent doucement. Les danseuses ondulèrent, relevant les bras, leurs longues manches caressant le sol jusqu’à ce qu’elles ne fassent plus que l’effleurer. Les cordes pincées des contrebasses ajoutèrent d’un coup leurs voix à l’ensemble et les hommes, en jaune, se dressèrent d’un bond en tournoyant. Dans une envolée sauvage de tissu, leurs manches vinrent fouetter l’air, lançant des gouttes sur les spectateurs qui soudain remarquèrent que la pluie avait cessée de tomber. Les instruments se mirent à jouer plus nombreux et plus vite, la danse se complexifia, hommes et femmes combinant leurs chorégraphies dans un enchevêtrement d’étoffes aux éclats lumineux.

Alors, tandis que le rythme retombait, piano, les noirs nuages s’éclaircirent et une luminosité encore un peu pâle inonda la ville, ruelle après ruelle, jusqu’au fond du plus sombre cul-de-sac, jusqu’à la poterne 168 même. Les danseurs formèrent des couples, valsant de leurs longues manches un jeu sensuel de frôlements feutrés qui exhalait un parfum de tissu qui sèche. Un à un, les parapluies bigarrés se refermaient et les visages souriants de la population se tournaient vers le ciel où les nuées, de plus en plus blanches, laissaient déjà deviner l’astre brulant derrière. Soudain, une envolée de la musique ramena les regards vers le canal où, courant sur le parapet du Beau Pont, l’escouade des gardes-danseurs, vêtus de tuniques orange aux manches spécialement longues prirent place face au Roi. Ils s’étaient noués les uns aux autres et, sous les cris horrifiés de la foule, ils se jetèrent du pont sans marquer la moindre hésitation… et se mirent à courir dans les airs. Des fils transparents avaient été tendus entre les deux ponts et le Roi lui-même, ignorant ce changement de programme, remua sur son trône, troublé mais n’osant pas le montrer devant l’Émir. La symphonie cependant se poursuivait et la danse, réunissant les deux niveaux, pris un élan différent. Les danseurs, se riant de l’altitude et de l’effarement des spectateurs, sautaient de fil en fil, funambules au pas sûr s’enroulant les uns les autres. Tordant les tissus ils dessinaient des motifs complexes où les couleurs, mandarine, orange sanguine et citron se fondaient en un maelström rayonnant.

Subitement, l’immobilité, le silence. Et un rayon de soleil direct, clair comme un halo saint, qui vint se poser sur une petite silhouette dont la tunique s’embrasa littéralement sous cette caresse. Bras nus, debout sur le parapet du Beau Pont, Anouar salua le Roi et l’Émir. Puis, porté par le chant du violoncelle, il s’élança à son tour, libre et agile, se muant en étoile filante dont la lumière mouvante gagnait ceux qu’il effleurait, leur donnant vie un à un, tandis qu’un instrument renaissait pour chaque danseur. Le soleil se fit plus radieux, la musique plus rapide, la danse plus vive encore jusqu’à un paroxysme où, se levant brusquement de son siège au côté de son père, la Princesse des Eaux vives bondit sur les fils et souleva d’une seule ondulation des milliers de gouttelettes qui firent dans l’air autour des danseurs un arc-en-ciel étincelant. Dans un flou de couleurs chaudes, les cordes pincées ou frottées exécutèrent un ultime crescendo lyrique et la danse s’acheva sur les tuniques chatoyantes formant un soleil dont le Danseur du Continent, éblouissant, était le cœur.

            Une vague de hourras, vivats et bravos submergea Citadelle, clameur immense lavant le ciel de ses derniers cumulus.

***

-       Cher Roi, quel spectacle ! lança l’Émir Continental, béat. Je dois bien reconnaître que j’ai rarement vu soleil plus éclatant.

Et pour illustrer son propos, il ôta quelques épaisseurs de voiles, observant les Mesureurs de degrés noter frénétiquement un record absolu de 36,8°C.

-       Je vous présente mes excuses, reprit-il, pour avoir prétendu que le Continent organisait les Fêtes Lumière les plus réussies.  Je n’avais jamais vu des manches aussi longues aussi bien utilisées !

Enthousiaste, l’Émir mima deux ou trois mouvements devant le Roi qui n’osait piper mot, malgré l’œil sévère avec lequel l’observaient sa fille et les danseurs.

-       Et les danseurs funambules, quelle idée de génie ! Vraiment, c’était un moment admirable ! Je regrette que nos propres cérémonies n’aient pas ce faste.

Le monarque de Citadelle, de plus en plus embarrassé à mesure que l’Émir poursuivait ses louanges, poussa un énorme soupir, mit son orgueil de côté et prit la parole à claire et intelligible voix :

-       Ce succès n’est pas le mien. J’étais même opposé à ce que votre danseur participe aux festivités. En vérité le spectacle que nous venons de voir a été en grande partie monté à mon insu !

-       Allons, allons, sourit l’Émir en posant une main sur l’épaule du Roi, ne soyez donc pas si modeste mon ami…

-       C’est bien la première fois qu’on accuse mon père d’être modeste ! s’écria soudain la Princesse des Eaux Vives avant de plaquer ses mains sur sa bouche comme pour rattraper ses mots, atrocement gênée.

Devant la mine décomposée du Roi, Anouar ne put s’empêcher un petit gloussement, qui bientôt se répandit parmi tous les danseurs, contamina l’Émir, la femme du Roi puis toute la foule et bientôt tout Citadelle éclata d’un énorme rire qui, léger, léger, monta jusqu’à l’azur où brûlait avec force un soleil magnifique.

 

[deuxième jet : mai 2011]

 

 

 


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