Curaçao, le souriceau qui poaime


Flux et reflux

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Café - Croissant


Posté le 23/04/11 dans Concours

Une nouvelle écrite pour le concours de SciencesPo sur les thèmes "café-croissant" et "à mi-chemin". C'est en fait un morceau d'un projet plus vaste !

 

Café - Croissant

 

-       Tu as quelqu’un chez toi, pas vrai ?

Nam sursauta. La franchise de son amie ne s’embarrassait jamais de subtilité.

-       Tu ne m’invites plus à dîner et tu ne prends plus de clients chez toi.

Nam remit en place quelques mèches de sa coiffure, y glissa l’ornement assorti à son kimono et se tourna vers Aoi qui nouait son obi sur le ventre.

-       Alors ?

-       Comme un chat de gouttière.

-       Quoi ?

-       Elle s’est installée chez moi comme l’a fait mon chat. Sans rien demander. Et elle est aussi maigre que lui au début.

-       Est-ce qu’elle est entrée  par le vasistas de la salle de bain ?

Nam grimaça sous l’ironie.

-       Non, je l’ai ramassé dans la rue.

-       Une clocharde ?!

-       Une étudiante en architecture…

-       De mieux en mieux. Depuis combien de temps ?

-       Deux mois et des poussières.

-       Elle sait ce que tu fais ?

-       Oui. Je sortais du club quand je suis tombée sur elle.

Nam saisit la poudre et entreprit de se maquiller. Un moment passa puis, se tournant vers sa collègue :

-       Tu peux m’aider avec les faux-cils ?

-       Tu devrais y arriver seul, depuis le temps !

-       Je ne m’habituerai jamais à ce genre de trucs. Je reste un mec après tout.

-       Si peu ! le rembarra Aoi en gluant avec précaution les faux-cils sur le visage de son ami.

-       Tu as même plus de poitrine que moi ! ajouta-t-elle ne se reculant pour mieux juger l’ensemble.

Nam se leva, lissa la soie de son kimono fleuri et fit quelques pas. Il était prêt. Il était Sakura.

***

L’endroit tout entier exsudait le luxe clinquant du bordel bien fréquenté. Tentures de velours ici, vases de porcelaine là, estampes sur tous les murs, mobilier en bois précieux… On était bien loin de la sobriété et de l’élégance d’un véritable établissement de geishas. Cependant, pour les clients, l’illusion était plus que suffisante. Ils étaient en règle générale bien peu sensibles aux charmes ostensibles des ikebana placés sur les tables, y préférant les grâces éminemment plus désirables de leurs hôtesses.

-       Fichtre, un homme !

Le respectable ministre se rengorgea confortablement dans son costume avant d’ajouter :

-       Je n’y croirai pas tant que je ne l’aurai pas vérifié moi-même, Sakura-chan.

Nam reposa la bouteille de saké d’un geste maîtrisé et offrit à l’homme un sourire professionnel avant de répondre :

-       Si vous le désirez, Monsieur le Ministre, je propose également ce genre de services.

-       Vraiment…

L’homme desserra encore un peu plus le nœud de sa cravate, considérant visiblement l’idée. Un vague air de dégoût passa finalement sur son visage et il vida sa coupelle.

-       Contentez-vous de me resservir pour l’instant, ma jolie.

Sakura-chan s’exécuta avec un sourire, levant discrètement les yeux au ciel à l’attention d’Aoi-chan non loin. Quelques coupelles de plus, un ou deux gloussements et la curiosité l’emporterait sur le dégoût. Une curiosité qui lui serait facturée suffisamment cher pour faire blêmir n’importe quel contribuable.

***

            Il était 4h du matin et les clients, dans leurs chambres aux draps de satin, étaient repus et profondément endormis. Dans les vestiaires, des geishas aux traits las se démaquillaient, récupéraient leurs affaires avant de se disperser dans les rues parisiennes obscures et vides. Nam avait enfilé son manteau par-dessus son kimono, trop fatigué pour se changer, et s’apprêtait à partir quand Aoi rentra, un superbe coquard enflant sous son œil droit.

-       Marine ! Qui ?

Posant son sac, Nam se dirigea vers la trousse de secours, sortant au passage une poche de froid du frigo du personnel.

-       Le même que d’habitude.

Son collègue fronça les sourcils.

-       Tu devrais arrêter de le voir.

-       Il paie mieux que les autres. Ça va aller, Sakura-chan.

Cette fois-ci Nam grinça des dents, tendant la poche de froid à son amie. Si elle avait le cœur à l’embêter, c’est qu’elle était déjà remise.

-       Ils ne font pas la différence entre un vietnamien et une japonaise mais ils me rajoutent quand même cette fichue particule…

-       Et moi je suis française.

-       Avec 45% de sang japonais quand même.

-       Ouais, et toi t’es 100% chiant quand tu t’y mets.

Nam laissa un rictus déformer le coin de ses lèvres et lui tendit l’Hémoclar. Elle avait même retrouvé toute sa mauvaise humeur, il pouvait rentrer tranquille.

-       On partage un taxi ? proposa-t-il quand même et Marine accepta d’un grommellement.

***

            Nam referma la porte derrière lui le plus doucement possible. Suspendant son manteau à la patère de l’entrée, il quitta ses chaussures à talons et les garda à la main. Puis il traversa le salon plongé dans la pénombre, se fiant à l’habitude et à la lumière blême des lampadaires perçant entre les vieux volets pour le guider entre les meubles. Son chat Brume, le vrai, vint se frotter contres ses bas puis le suivit dans la salle de bain, attendant que Nam lui ouvre le vasistas. Bondissant sur le panier à linge puis sur l’étagère des serviettes, le matou aux oreilles déchirées sortit errer sur le toit. Sans allumer la lumière, flottant dans la luminosité urbaine de Paris, Nam quitta sa féminité, pliant soigneusement le kimono de soie douce avant de se glisser sous l’eau brulante.

Quelques minutes plus tard, il était couché mais ne s’endormait pas. Il était pourtant déjà près de 6h30. Et puis dans la chambre voisine, le réveil se mit à sonner, suivi d’un bruit sourd, d’une seconde sonnerie plus forte, d’un juron violent et d’un remue-ménage de matin précipité. Apaisé enfin par la voix de l’étudiante incapable de ne pas chanter sous la douche, Nam glissa dans le sommeil.

***

            Depuis quand sa présence lui était-elle devenue indispensable ? Une maquette en construction dans un coin, un énième bouquin sur Le Corbusier, un bol sale dans l’évier… Elle était partout, tout le temps. Elle occupait l’espace sans même s’en apercevoir, exactement de la même façon que Brume, envahissant mais ramenant parfois en gage d’amitié quelque gras pigeon parisien. Ses offrandes à elle cependant étaient bien plus agréables songea-t-il en souriant stupidement à deux croissants tout frais et à la cafetière qu’elle préparait avant de partir en cours.

Il était 11h passées et le soleil d’avril avait largement eut le temps de chauffer le vaste appartement haussmannien que Nam avait hérité d’un oncle excentrique. Il avait toute la journée devant lui pour se promener dans Paris, faire des courses dans le quartier chinois et préparer un bon repas.

Et puisqu’elle était si curieuse, il inviterait Marine.

***

-       Alors, elle arrive quand ton étudiante ?

Nam jeta un coup d’œil à l’horloge qui indiquait 18h36.

-       Elle devrait déjà être là… répondit-il.

Il était en train de sortir son portable de sa poche quand la porte d’entrée s’ouvrit.

-       Je suis rentrée ! s’écria la jeune fille, déboulant en chaussettes dans le salon dans un fatras de sacs.

Entre son sac à dos, sa pochette à dessin et deux sacs plastiques d’épicerie, Nam crut un instant que la frêle silhouette allait se briser. Mais la jeune fille, balançant ses sacs un peu partout dans le salon, vint vers eux avec son dynamisme habituel.

-       Un accident voyageur sur la ligne 12 ! On a été arrêtés 20 minutes en pleine voie, expliqua-t-elle.

Elle s’avança vers eux et posa les courses sur le comptoir séparant la cuisine du salon.

-       Au fait, bonjour ! Je m’appelle Capucine, dit-elle en tendant la main à Marine.

Il y eut une microseconde de flottement et, parce qu’il la connaissait si bien, Nam sut que son amie avait été conquise sur le champ, comme lui l’avait été, par cette spontanéité brouillonne.

-       Moi, c’est Marine, répondit la jeune femme avec un sourire et serrant la main qu’on lui tendait.

-       Au fait Nam, j’ai repris des biscuits à la cannelle.

À son tour, Nam laissa un sourire discret étirer ses lèvres. Sans qu’il n’ait rien demandé, elle avait pensé à lui. De même, elle se saisit spontanément d’un couteau et d’une planche et commença à couper des carottes en morceaux.

-       Capucine, tu ne veux pas plutôt remuer le wok ?

Elle acquiesça et ils échangèrent leurs places pendant que Marine, levant un sourcil interrogateur, continuait à équeuter les pousses de soja. Captant son regard, Nam se justifia :

-       La dernière fois, elle s’est coupée.

-       Dis plutôt que c’est parce que tu veux les émincer en julienne et pas en vulgaires cubes, se moqua Marine.

-       Son père tient un restaurant après tout. Et puis c’est vrai que je suis maladroite.

Marine ne dit rien mais Nam la sentait s’attendrir sous son air froid. Lui-même ne pouvait se retenir de trouver effroyablement mignon cette manière que Capucine avait de le défendre, surtout quand il n’en avait pas besoin. Comme pour illustrer son propos, elle faisait distraitement tremper dans le wok la manche de son pull trop grand. Avec un petit soupir, Nam lâcha son couteau et, enveloppant la silhouette de phasme dégingandée de l’étudiante, il roula tour à tour les manches de mohair bleu pâle.

***

-       Elle est adorable ton étudiante, Nam.

-       Ce n’est pas « mon » étudiante, Marine.

-       N’empêche, t’aimerais bien qu’elle le soit.

Un silence s’étira entre les deux amis, brisé seulement par les froufroutements de la soie et les conversations badines des autres geishas.

-       Vous l’avez déjà fait ?

-       Non.

-       Pourquoi ? Tu sais aussi bien que moi la nature des regards qu’elle te jette.

-       Je… C’est compliqué.

-       Parce que tu l’aimes ?

-       Non !

-       Comme si j’allais te croire. Je connais les symptômes.

-       Non, c’est pas ça. Je sais que… que je l’aime. Ce qui est compliqué c’est moi !

Un silence de plus passa, mais Marine se contenta de le regarder dans les yeux, attendant le fin mot de l’histoire.

-       Pour elle, reprit-il enfin, je suis à la fois un homme et une femme. Et même si je sais lequel je suis, est-ce l’homme qu’elle aime en moi ?

-       Ça, c’est comme le chat de Schrödinger. Tant que tu n’as pas ouvert la boîte, c’est les deux.

-       Quel chat ?!

-       Peu importe. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut te mettre à nu. Au sens figuré comme au propre. Lui dire tes sentiments, lui faire l’amour, trouver sa réponse.

Nam se tourna vers le miroir et observa son corps androgyne, ses mains manucurées, son visage fardé.

-       Tu crois qu’elle pourrait m’aimer ? M’aimer comme une femme aime un homme ?

Marine prit l’expression la plus sérieuse qu’il ne lui avait jamais vu et répondit seulement :

-       Ce sont les faux-cils qui font tout.

***

La nuit avait été longue et, hésitant, Nam était resté au club plus tard que d’ordinaire. Jusqu’à ce que Marine le jette dans un taxi en le traitant de lâche, en fait. Bien-sûr qu’il était lâche. C’était la première fois depuis longtemps qu’il tombait amoureux et la première fois d’une femme de sept ans plus jeune et aussi pure. Ses amours précédentes, tourmentées et destructrices, avaient toujours eues pour objets des gens du milieu. Alors oui, il avait peur. Peur d’être trop usé, trop bizarre, trop lui. Peur d’avoir oublié comment un homme ordinaire aime une femme ordinaire.

Le taxi s’était arrêté. Presque 6h du matin. Sans doute dormait-elle encore. Ce serait plus simple. Reculer pour mieux sauter, peut-être, mais plus simple. La serrure cliqueta et, aussitôt la porte ouverte, le bruit de la douche le frappa. La voix qui chantonnait par dessus la radio s’arrêta.

-       Nam, c’est toi ?

-       Oui, oui. Tu es levée tôt !

Il suspendit son manteau à la patère de l’entrée, abandonna ses chaussures dans un coin. Comme toujours lorsqu’il rentrait du travail, il avait envie d’une douche. La porte de la salle de bain était ouverte. Machinalement, il marcha à travers le salon et s’appuya au chambranle.

-       Tu n’étais pas rentré alors je n’arrivais pas à me rendormir.

Malgré toutes ses précautions, il la réveillait donc toutes les nuits. Et toutes les nuits elle attendait qu’il la réveille pour être rassurée. Au point de se réveiller aussi quand il ne rentrait pas. Dos à lui, Capucine s’était remise à chantonner, remuant vaguement son corps de brindille dénutrie. Nam n’avait plus 20 ans, certes. Et Nam n’avait jamais été impulsif en amour. Mais qu’importe. Éparpillant sur le sol ses vêtements, Nam fit glisser le panneau de plexiglas flouté de la douche, se demanda une microseconde s’il ne faisait pas la plus grosse bourde de sa vie après devenir gigolo, puis il entra dans la douche et referma rapidement. Elle prenait ses douches aussi chaudes que lui. Capucine frissonna sous le brusque afflux d’air froid puis une seconde fois lorsque Nam se colla à son dos, croisant ses bras sur son ventre et posant ses mains sur ses hanches, le plus tendrement possible. Capucine se raidit et cessa de chanter puis après quelques secondes où le seul mouvement provenait des gouttes d’eau ruisselant sur leurs peaux, elle respira profondément et Nam sentit tout son corps se relâcher contre lui.

-       Dure journée ?

Pour toute réponse, Nam la serra plus fort, saisi de tournis devant les mots qui ne voulaient pas sortir de sa gorge. Capucine tenta alors de se retourner mais, glissant, elle poussa un glapissement et se cogna au mur de l’espace réduit. Nam la rattrapa et la redressa.

-       Tu ne t’es pas fait mal ?

-       Je… juste maladroite, comme… comme d’habitude.

Elle était tellement gênée que même ses oreilles avaient tourné à l’écarlate. Et elle faisait sa grimace de « j’ai quelque chose à dire mais je sais pas comment » tout en évitant soigneusement de trop le regarder. Ce qui, étant donné leur proximité l’obligeait à se tordre le cou pour fixer le carrelage du mur. Bizarrement, il était content de la voir aussi embarrassée. Parce qu’on ne désire pas aussi intensément un ami après juste un câlin. Nam le savait d’expérience. Se mettre à nu, avait dit Marine. Littéralement et au figuré.

-       Capucine, je suis amoureux de toi.

La jeune femme rougit encore un peu plus et cligna frénétiquement des yeux.

-       Je… je vais être en retard en cours !

Bousculant Nam, luttant contre le panneau, elle trébucha hors de la douche, se sécha en quatrième vitesse et sortit en trombe de la salle de bain dont elle claqua sèchement la porte.

            Nam resta immobile sous l’eau chaude jusqu’à ce que la chamade de son cœur se calmât complètement. Puis il entreprit de se laver, retournant une nuée d’idées noires parmi lesquelles trouver un médecin pour le diagnostiquer somnambule afin de sauver la situation figurait au premier rang. Absolument pas prêt pour une seconde confrontation, il attendit d’entendre la porte d’entrée se fermer pour sortir dans le salon. Démoralisé, Nam songeait à grignoter un paquet de gâteaux à la cannelle quand une feuille de brouillon déchirée posée sur le comptoir attira son regard. Dessus, griffonné, un petit « moi aussi ».

Son estomac fit un looping et, au même instant, la porte cliqueta. Capucine se figea en voyant Nam sa note à la main.

-       T’étais sensé le voir après ! s’écria-t-elle, rougissant à nouveau.

Et elle lui balança à la figure le sachet qu’elle tenait à la main. Dans un réflexe superbe, Nam parvint à le rattraper et l’ouvrit. L’odeur des viennoiseries tièdes lui sauta à la figure, la cafetière siffla. Café - Croissant. Que demander de plus ?

 

Béline FALZON

février 2011


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Posté le 08/06/10 dans Concours

  Suivez le guide

 

Entrez, entrez, je vous en prie ! Passez la porte de la Chambre Bleue. Cette pièce est la plus importante d’entre toutes. La maison entière se love autour de la chambre Bleue, car c’est la chambre de l’Enfant.

Désormais, la maison est morte, voilà ce que pense la mère. L’Enfant n’est plus là, la vie est partie et seuls demeurent ceux qui en étaient les témoins, comme une exposition consacrée à un peintre inconnu de son vivant. Mais chut, voici la gardienne. Faites-vous discrets et vous pourrez la suivre dans sa ronde. Tenez, la voilà qui pénètre dans la Chambre Bleue. C’est son aile préférée du musée. Son regard erre au milieu sur le bureau et marque un arrêt sur l’étagère où le nounours soigneusement rapiécé, yeux de boutons et pattes de velours, surveille tranquillement la manœuvre des petits soldats de plomb, qui, parfaitement alignés, sont prêts à rejouer Waterloo. Finalement son regard repart vers la fenêtre et les larmes lui montent au cœur. Sans doute est-elle submergée par l’émotion s’échappant en flots intenses du petit tableau bleu où la mer se confond avec le ciel, jusqu’à n’en plus savoir si les voiles blanches des navires flottent sur l’étendue salée ou sur les cotonneux nuages. Mais peut-être est-elle seulement aveuglée par le soleil qui, traversant la fenêtre en flots dorés, illumine cette rétrospective d’une période douce et insouciante. D’une main distraite, elle époussette le cadre de bois clair du paysage marin. Cela fait si longtemps déjà que l’Enfant n’est plus là. L’absence lui fait comme une plaie à l’âme, le genre de blessure qui ne guérit jamais mais que chaque seconde aggrave.

La gardienne, quelque peu remise de son accès de tristesse, soulève le couvercle d’un coffre de bois posé juste sous la fenêtre. En vous approchant un peu, vous y trouverez un trésor qui a, par le passé, souvent fait l’objet d’expositions temporaires et qui y est désormais précieusement remisé. De petites autos aux carrosseries cabossées y côtoient un grand camion de pompier d’un rouge rutilant auquel il ne manque ni l’échelle dépliante ni la lance à eau. La gardienne chasse tendrement quelques jouets du plat de la main : dessous, soigneusement entassées dans une boîte à chaussures, sont rangées pléiades de ces briques de plastique qui s’encastrent pour bâtir d’éphémères châteaux en Espagne et autres tours fortifiées où languissent des princesses rêvant de leur chevalier.

Après avoir refermé le coffre, la gardienne se lève et poursuit sa ronde du côté de l’armoire dont elle entrebâille la porte. Vous sentez ? Ce léger parfum de lavande et d’antimite qu’exhale le placard n’est-il pas le même chez vous ? Bien empilés, les petits maillots de corps sont rangés à côté des pulls-en-laine-qui-grattent-tricotés-par-Mamie. Sur les cintres voisinent le manteau-qui-tient-bien-chaud et la chemise-du-dimanche-chez-Tata, tandis que plus bas on retrouve la cape de Batman en boule sur les jolies-chaussures-qui-font-mal-aux-pieds. Agacée, la gardienne tatillonne lisse le tissu froissé du plat de la main avant de remettre en place l’objet fautif, puis referme le placard.

Comme elle, prenons maintenant une pause sur le lit. Sa paume se perd mélancoliquement dans les nuées de la couette, assortis aux arcs-en-ciel du papier peint. Du bout des doigts, elle suit les contours des dessins naïfs et, de nouveau, ses yeux sont comme une averse. Pourtant, elle se retient encore. Soudain une bosse l’arrête et voilà qu’elle déniche le doudou délaissé, comme elle-même, par l’Enfant. Ce doudou est le clou de l’exposition, Mesdames et Messieurs, la pièce maîtresse du musée. Tout le monde en a eu un qui lui ressemble : crasseux, baveux et abîmé, vous voyez ce que je veux dire ? Une chose immonde, qui dans une autre vie a peut-être été une peluche, une poupée ou un morceau de tissu mais qui désormais ressemble un peu à tout ça et à rien de précis. Une sensation ineffable bouleverse la gardienne qui étreint très fort le doudou avant de le reposer délicatement près de l’oreiller. Puis elle se lève, très vite, lisse les draps, tripote la luciole phosphorescente qui sert de veilleuse et poursuit sa visite comme si un panneau, posé là, l’invitait à le faire.

Enfin, la Mère finit sa ronde par les étagères où elle passe en revue les petits soldats, rectifie la position de l’ours, redresse une photo de l’Enfant à son anniversaire. Tous ces gestes sont empreints d’une lenteur minutieuse, presque bornée. Tout doit être parfait pour accueillir un public qui pourtant reste absent. Elle passe ensuite au rayonnage supérieur. Là, elle dépoussière avec fierté une petite coupe cuivrée qui scande « tournoi poussin de judo, 3ème place ». Elle se souvient bien de ce jour, du sourire de l’Enfant et de son kimono blanc, de sa joie aussi immense qu’il était petit. Tous les autres le dépassaient en taille, même les filles, mais il avait tout de même gagné ! À nouveau, le vague à l’âme la saisit et la rivière de ses yeux menace encore de déborder. Un petit reniflement brise le silence du musée assoupi alors que la Mère attrape un livre au hasard sur l’étagère. Après avoir jeté un coup d’œil coupable autour d’elle - mais vous ne la dénoncerez pas, je vous fais confiance - elle le feuillette rapidement, puis plus lentement. Les images la happent : traits ronds, couleurs pastelles, histoire de grenouille et de prince charmant. Il y a quelque chose d’apaisant dans ces gros caractères et ces jolies phrases, quelque chose qui calme les chagrins même les plus inconsolables comme celui d’une mère trop brusquement séparée de son enfant. Elle range le premier album, en sort un autre et commence à lire à mi-voix pour elle-même. « C’est le matin. Pétronille boit son thé au gruyère devant la fenêtre de sa cuisine. Elle regarde le soleil se lever. Il a bien dormi pendant la nuit et maintenant il est… »

***

Soudainement, un claquement de porte interrompt sa lecture, suivi d’une cavalcade effrénée dans les escaliers, assortie d’un « Enlève d’abord tes chaussures » agacé. Mais qu’importe, tout à coup il est là, lui saute au cou et cri « Maman fais-moi des crêpes ! ». Son cartable tout neuf, qu’il a lancé dans un coin de la pièce, répand pêle-mêle ses cahiers aux pages déjà écornées, une collection de billes (dont un superbe calot violet !) et deux stylos, un rouge et un vert.

La Mère sourit, attendrie :

- D’accord mon grand, mais seulement si tu m’aides à faire la pâte.

- Ouais !!!

Le cri de joie s’achève en danse de Sioux et le mouflet dégringole les escaliers, évitant de justesse son père sur le palier.

- Alors ce premier jour d’école ? s’enquit la mère, soucieuse.

- Parfait. Mais la maîtresse dit qu’il a beaucoup pleuré le matin. Elle veut qu’on lui laisse son doudou la prochaine fois.

Soulagée, la mère vient se nicher dans les bras de son mari.

- Et toi, pas trop dur ? demande-t-il.

Quelque part dans son cœur de mère, quelque chose se brise et un flot salé de pleurs vient inonder le beau costume du père qui, désemparé, cherche vainement un mouchoir.

- Si tu savais ! La maison quand vous n’êtes pas là, c’est comme un musée qui dort, triste à mourir.

 

Effeuilline & Veloutine

Novembre 2009

 

Nouvelle écrite dans le cadre du concours de nouvelles sur le thème Un musée qui dort organisé à l’occasion des escales hivernales 2009 (4ème fête du livre de Lille).


Les phrases en italique sont extraites de l’album

Pétronille et ses 120 petits de Claude Ponti (l’École des Loisirs, 1999).

 

 


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Hymne à la Nation


Posté le 04/06/10 dans Concours

Hymne à la Nation

 

Travailler. Travailler dur.

Tel un leitmotiv, la devise de la Grande Maison tournait en boucle dans sa tête tandis qu’il suivait la Trace pour rentrer.

Travailler. Travailler dur.

Pour le bien de la Nation. Pour le bien de la Reine.

Travailler. Travailler dur.

Sans autre recours. 

Il avait travaillé toute sa vie et ne connaissait rien de plus. Ce soir encore, lourdement chargé, il rentra chez lui. L’odeur de la Grande Maison l’agressa, comme toujours. Une odeur de nourriture, de vie, de populace grouillante. Une odeur forte, épicée, qu’il aimait entre toutes. Une odeur enfin dans laquelle il baignait depuis l’enfance ; dans laquelle il était né, avait grandi et mourrait. Il déposa son fardeau au Centre de Tri. À partir de là, d’autres prendraient le relais et le transformeraient en rations équitablement redistribuées à tous. Il quitta le Centre ; sa mission était terminée pour aujourd’hui. 

Il appartenait à la Caste des Ravitailleurs, dernière étape de la vie dans ce monde hiérarchisé. Comme tous les travailleurs de cette caste, il avait droit à cinq heures de repos avant de repartir dans le Dehors. Son travail était dur, mais il l’accomplissait sans protester, comme il avait accompli les précédents. Il devait chercher et rapporter de quoi alimenter la Nation.

Ici, à chaque âge de la vie correspondait une tâche spécifique : les adolescents nourrissaient, surveillaient et éduquaient les bébés et les enfants à la Nurserie. Les jeunes adultes passaient dans la Caste de Bâtisseurs. C’était l’âge de la vie le plus difficile : il fallait creuser sans cesse, déblayer les gravats, construire de nouvelles habitations souterraines afin d’étendre toujours plus la Grande Maison, afin de protéger la Nation des agressions venues du Dehors. Pourtant personne ne se plaignait, tous ayant été génétiquement programmés pour cela. Les plus âgés, enfin, devenaient Ravitailleurs et étaient alors chargés de l’approvisionnement en denrées alimentaires, de leur transformation et de leur distribution. 

La Grande Maison était une cité impitoyable, au rythme fou, à la foule dense et pressée. Il n’y avait pas un espace de libre, les gens étaient partout. Partout on se croisait dans un chahut permanent inhérent à la société. L’information s’échangeait ainsi au gré des rencontres inopinées, front contre front. Ce soir-là, les informations signalaient un éboulement dans les galeries nord : les Bâtisseurs de la section 4625 étaient appelés en renfort pour nettoyer le terrain et remplacer les morts au forage. À la bousculade suivante, il apprit la découverte d’un nouveau cadavre de Carabe géant, source importante de vivres. La Trace était déjà en place et la section de Collecte 7831 était mobilisée pour s’en occuper jusqu’à nouvel ordre.

Avec un soupir, il fit demi-tour et reprit le chemin du Dehors. Il repéra sans peine la Trace et prit place dans la longue file régulière des Ravitailleurs en marche. À demi endormi par le rythme lénifiant du Chant olfactif qui balisait la Trace, il se laissa porter et se mit à rêver. Au cœur du songe apparut, comme toujours, la Reine. Sa peau cuivrée luisait doucement dans un rayon de soleil qui, venu du Dehors, nimbait sa silhouette et dessinait un halo dans la pénombre de la Grande Maison. La Reine était grande et belle, inaccessible. Sa beauté irréelle provoquait toujours en lui, dans ses fantasmes comme dans la réalité, un puissant sentiment d’émulation. Véritable objet de culte, tous ne vivaient, ne pensaient, ne travaillaient que pour Elle. Même leurs rêves lui étaient dûs. La couleur de sa peau, plus claire que le brun sombre de la plèbe, révélait selon lui son caractère sacré. En la contemplant, il se savait appartenir à la Nation. 

La fin de la Trace le tira de sa rêverie. Le Carabe était un vrai monstre, plus gros qu’il n’en avait jamais vu. Les êtres engendrés par le Dehors ne cessaient de le surprendre. Le chantier aurait pu paraître désordonné, mais chacun connaissait son rôle et la scène semblait un ballet, léger et précis. Le sol moussu et glissant rendait pourtant la situation malaisée et, trop grosse pour être ramenée à la Grande Maison, la bête devait être dépecée sur place. Déjà, une armée de Ravitailleurs découpait la carcasse avec méthode, la vidant de l’intérieur. D’autres, parmi lesquels il reconnut ses collègues de la section 7831, attendaient patiemment leur tour de saisir un morceau de viande ainsi extrait du Carabe avant de prendre le chemin du retour.

Enfin ce fut à lui d’attraper un lambeau de chair sanguinolente, encore tiède. Il s’en empara, sans être dégoûté tant il avait l’habitude. L’odeur qui s’en dégageait était fade, rien de comparable avec l’odeur de la Trace ou celle de la Grande Maison. Guidé par le Chant olfactif, il réintégra la file des marcheurs. Cette fois-ci était la bonne, il allait pouvoir dormir. De nouveau bercé, il plongea dans un état de semi conscience et l’image de la Reine lui apparut de nouveau, mirage doré qui lui permettait de tenir, encore et encore, malgré la fatigue. Chaque pas le rapprochait de chez lui, il le sentait dans tout son être. La Grande Maison était proche.

Désordre ! Panique ! La Trace soudain fut interrompue par une chose énorme et impossible à contourner. Ce fut la débandade, chacun courant, criant. Une odeur insoutenable de peur, de cris d’alertes et de désespoir, envahit l’air. La Trace était coupée ! Coupée ! Désorienté, affolé, il lâcha son morceau de Carabe et s’enfuit loin de la menace.

Subitement, une substance à l’odeur sucrée le recouvrit entièrement, pesant de plus en plus sur lui. Il martelait les parois avec une énergie désespérée, comme pour s’extraire de cette gangue élastique qui l’oppressait un peu plus à chaque instant. Une sensation inédite l’envahissait petit à petit, une sensation désagréable que son système nerveux rudimentaire analysait comme une menace.

Danger.

Tout au fond de lui, des dizaines de signaux s’allumaient, de lancinantes alarmes qui déversaient leurs feux brûlants dans son organisme : le sang n’affluait plus aussi vite et la source d’oxygène menaçait de se tarir.

Danger.

Il hurla sa terreur, criant aux siens de fuir. Puis, lançant la dernière odeur qu’il produirait jamais, il entonna doucement l’Hymne à la Nation, un chant connu de tous dès la Nurserie. Un abysse noir s’ouvrit, dans lequel s’illumina une dernière fois le souvenir de sa Reine bien-aimée, avec ses longues antennes gracieuses, ses yeux lisses et noirs, sa carapace brillante, son abdomen majestueux.

Il mourut.

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- Christie ! Qu’est-ce que tu fais ?

- Regarde Maman ze zoue avec des fourmis !

- Ah, c’est dégoûtant, lâche ça !

- Mais euuh, c’est mon chewing-gum…

- Il y a une fourmi collée dessus, chérie, et puis il a traîné par terre, c’est sale. Allez, viens, c’est l’heure de rentrer.

- Le soleil, il va faire dodo ?

- Oui, oui, un bon gros dodo. Comme toi.

 

(Fin alternative)

- Mec, t’es dégueulasse ! Jette pas ton chewing-gum par terre comme ça !

- Pfff, fais pas ton relou…

- Nan mais regarde quoi ! T’as même écrabouillé une fourmi avec. Ah merde, en fait t’en écrabouilles plein avec ton pied droit.

- Ha ouais, les pauvres… Bon on y va ? Mes darons vont flipper si je rentre trop tard.

- Ok mec, on se barre. La forêt de nuit ça me fait flipper à mort.

Béline FALZON

Octobre 2009

 

Nouvelle écrite dans le cadre du concours organisé par Art de Lire,

en collaboration avec les éditions Hachette et le site Elkabin.net.

Ce concours consistait à inclure un extrait du troisième tome des Chroniques de Kherädon, de Chris Debien, dans une nouvelle (passage en italique). Et j'ai gagné !

 


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