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Hymne à la Nation


Posté le 04/06/10 dans Textes - Concours

Hymne à la Nation

 

Travailler. Travailler dur.

Tel un leitmotiv, la devise de la Grande Maison tournait en boucle dans sa tête tandis qu’il suivait la Trace pour rentrer.

Travailler. Travailler dur.

Pour le bien de la Nation. Pour le bien de la Reine.

Travailler. Travailler dur.

Sans autre recours. 

Il avait travaillé toute sa vie et ne connaissait rien de plus. Ce soir encore, lourdement chargé, il rentra chez lui. L’odeur de la Grande Maison l’agressa, comme toujours. Une odeur de nourriture, de vie, de populace grouillante. Une odeur forte, épicée, qu’il aimait entre toutes. Une odeur enfin dans laquelle il baignait depuis l’enfance ; dans laquelle il était né, avait grandi et mourrait. Il déposa son fardeau au Centre de Tri. À partir de là, d’autres prendraient le relais et le transformeraient en rations équitablement redistribuées à tous. Il quitta le Centre ; sa mission était terminée pour aujourd’hui. 

Il appartenait à la Caste des Ravitailleurs, dernière étape de la vie dans ce monde hiérarchisé. Comme tous les travailleurs de cette caste, il avait droit à cinq heures de repos avant de repartir dans le Dehors. Son travail était dur, mais il l’accomplissait sans protester, comme il avait accompli les précédents. Il devait chercher et rapporter de quoi alimenter la Nation.

Ici, à chaque âge de la vie correspondait une tâche spécifique : les adolescents nourrissaient, surveillaient et éduquaient les bébés et les enfants à la Nurserie. Les jeunes adultes passaient dans la Caste de Bâtisseurs. C’était l’âge de la vie le plus difficile : il fallait creuser sans cesse, déblayer les gravats, construire de nouvelles habitations souterraines afin d’étendre toujours plus la Grande Maison, afin de protéger la Nation des agressions venues du Dehors. Pourtant personne ne se plaignait, tous ayant été génétiquement programmés pour cela. Les plus âgés, enfin, devenaient Ravitailleurs et étaient alors chargés de l’approvisionnement en denrées alimentaires, de leur transformation et de leur distribution. 

La Grande Maison était une cité impitoyable, au rythme fou, à la foule dense et pressée. Il n’y avait pas un espace de libre, les gens étaient partout. Partout on se croisait dans un chahut permanent inhérent à la société. L’information s’échangeait ainsi au gré des rencontres inopinées, front contre front. Ce soir-là, les informations signalaient un éboulement dans les galeries nord : les Bâtisseurs de la section 4625 étaient appelés en renfort pour nettoyer le terrain et remplacer les morts au forage. À la bousculade suivante, il apprit la découverte d’un nouveau cadavre de Carabe géant, source importante de vivres. La Trace était déjà en place et la section de Collecte 7831 était mobilisée pour s’en occuper jusqu’à nouvel ordre.

Avec un soupir, il fit demi-tour et reprit le chemin du Dehors. Il repéra sans peine la Trace et prit place dans la longue file régulière des Ravitailleurs en marche. À demi endormi par le rythme lénifiant du Chant olfactif qui balisait la Trace, il se laissa porter et se mit à rêver. Au cœur du songe apparut, comme toujours, la Reine. Sa peau cuivrée luisait doucement dans un rayon de soleil qui, venu du Dehors, nimbait sa silhouette et dessinait un halo dans la pénombre de la Grande Maison. La Reine était grande et belle, inaccessible. Sa beauté irréelle provoquait toujours en lui, dans ses fantasmes comme dans la réalité, un puissant sentiment d’émulation. Véritable objet de culte, tous ne vivaient, ne pensaient, ne travaillaient que pour Elle. Même leurs rêves lui étaient dûs. La couleur de sa peau, plus claire que le brun sombre de la plèbe, révélait selon lui son caractère sacré. En la contemplant, il se savait appartenir à la Nation. 

La fin de la Trace le tira de sa rêverie. Le Carabe était un vrai monstre, plus gros qu’il n’en avait jamais vu. Les êtres engendrés par le Dehors ne cessaient de le surprendre. Le chantier aurait pu paraître désordonné, mais chacun connaissait son rôle et la scène semblait un ballet, léger et précis. Le sol moussu et glissant rendait pourtant la situation malaisée et, trop grosse pour être ramenée à la Grande Maison, la bête devait être dépecée sur place. Déjà, une armée de Ravitailleurs découpait la carcasse avec méthode, la vidant de l’intérieur. D’autres, parmi lesquels il reconnut ses collègues de la section 7831, attendaient patiemment leur tour de saisir un morceau de viande ainsi extrait du Carabe avant de prendre le chemin du retour.

Enfin ce fut à lui d’attraper un lambeau de chair sanguinolente, encore tiède. Il s’en empara, sans être dégoûté tant il avait l’habitude. L’odeur qui s’en dégageait était fade, rien de comparable avec l’odeur de la Trace ou celle de la Grande Maison. Guidé par le Chant olfactif, il réintégra la file des marcheurs. Cette fois-ci était la bonne, il allait pouvoir dormir. De nouveau bercé, il plongea dans un état de semi conscience et l’image de la Reine lui apparut de nouveau, mirage doré qui lui permettait de tenir, encore et encore, malgré la fatigue. Chaque pas le rapprochait de chez lui, il le sentait dans tout son être. La Grande Maison était proche.

Désordre ! Panique ! La Trace soudain fut interrompue par une chose énorme et impossible à contourner. Ce fut la débandade, chacun courant, criant. Une odeur insoutenable de peur, de cris d’alertes et de désespoir, envahit l’air. La Trace était coupée ! Coupée ! Désorienté, affolé, il lâcha son morceau de Carabe et s’enfuit loin de la menace.

Subitement, une substance à l’odeur sucrée le recouvrit entièrement, pesant de plus en plus sur lui. Il martelait les parois avec une énergie désespérée, comme pour s’extraire de cette gangue élastique qui l’oppressait un peu plus à chaque instant. Une sensation inédite l’envahissait petit à petit, une sensation désagréable que son système nerveux rudimentaire analysait comme une menace.

Danger.

Tout au fond de lui, des dizaines de signaux s’allumaient, de lancinantes alarmes qui déversaient leurs feux brûlants dans son organisme : le sang n’affluait plus aussi vite et la source d’oxygène menaçait de se tarir.

Danger.

Il hurla sa terreur, criant aux siens de fuir. Puis, lançant la dernière odeur qu’il produirait jamais, il entonna doucement l’Hymne à la Nation, un chant connu de tous dès la Nurserie. Un abysse noir s’ouvrit, dans lequel s’illumina une dernière fois le souvenir de sa Reine bien-aimée, avec ses longues antennes gracieuses, ses yeux lisses et noirs, sa carapace brillante, son abdomen majestueux.

Il mourut.

------

- Christie ! Qu’est-ce que tu fais ?

- Regarde Maman ze zoue avec des fourmis !

- Ah, c’est dégoûtant, lâche ça !

- Mais euuh, c’est mon chewing-gum…

- Il y a une fourmi collée dessus, chérie, et puis il a traîné par terre, c’est sale. Allez, viens, c’est l’heure de rentrer.

- Le soleil, il va faire dodo ?

- Oui, oui, un bon gros dodo. Comme toi.

 

(Fin alternative)

- Mec, t’es dégueulasse ! Jette pas ton chewing-gum par terre comme ça !

- Pfff, fais pas ton relou…

- Nan mais regarde quoi ! T’as même écrabouillé une fourmi avec. Ah merde, en fait t’en écrabouilles plein avec ton pied droit.

- Ha ouais, les pauvres… Bon on y va ? Mes darons vont flipper si je rentre trop tard.

- Ok mec, on se barre. La forêt de nuit ça me fait flipper à mort.

Béline FALZON

Octobre 2009

 

Nouvelle écrite dans le cadre du concours organisé par Art de Lire,

en collaboration avec les éditions Hachette et le site Elkabin.net.

Ce concours consistait à inclure un extrait du troisième tome des Chroniques de Kherädon, de Chris Debien, dans une nouvelle (passage en italique). Et j'ai gagné !

 


Le 05/06/10, Noé dit :

Woah. Tu m'avais déjà montré, et je trouve ça toujours aussi bien.
Par contre, je mettrais pas de fin du tout. On comprend sans. Et les deux proposées sont un peu... Cucu, et vulgaire. Pas la peine.

Conclure sur l'Hymne à la Nation et "Il mourut" c'est surpuissant.

Le 05/06/10, Melhyrïa dit :

En fait la fin est juste là pour expliquer par quoi il se fait écrabouiller. Mais tu n'as pas tord, la fin ne me plait toujours pas.

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