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Chapitre 3


Posté le 08/12/10 dans Chapitres - Trois : La Guerre de Troie n'aura pas lieu

 

La guerre de Troie n’aura pas lieu

 

Une fois dans la rue, nous prîmes une autobulle pour nous rendre dans le restaurant choisi par mon oncle. Je constatai que les rues étaient de plus en plus fleuries. Depuis que les États Unis d'Amérique avaient signé le Second Protocole de Kyoto, le gazon avait recouvert le goudron et les voitures avaient été remplacées par les autobulles. Ces véhicules à propulsion électrique se déplaçaient en flottant au-dessus du sol grâce à un champ magnétique entre le dessous de l'appareil et des bandes spéciales sur le sol. Les transports en commun avaient eux aussi connu un immense développement, les autobulles et les chevaux nécessitant une autorisation coûteuse pour circuler en centre-ville. L'abondance des stations de métro et de trambulle permettait de réduire la pollution. Pollution visuelle bien sûr, car les transports, individuels comme communs étaient désormais tous parfaitement écologiques.

À ma grande surprise, Anthony ne m'emmena pas à l'habituel restaurant italien (dont il était en fait le propriétaire) mais dans un restaurant japonais. Louche. Vraiment très louche. Le pressentiment revenait, plus fort encore. Je doutais fortement que mon oncle ait eu vent de mon goût immodéré des sushi et, même dans ce cas-là, sacrifier à notre traditionnel repas commémoratif en souvenir des dons de ma mère pour les pâtes au pesto était un indice bien trop évident qu'il se tramait quelque chose. Ce n'était plus anguille sous roche, mais plutôt baleine sous gravier. Les sashimi et autres maki disparurent comme par magie de mon assiette en moins de temps qu'il ne fallut pour dire « itadakimasu » et je fus vite rassasié. Mon appétit pour la nouvelle à venir, lui, resta intact. Mon oncle commanda un verre de saké, alors qu'il ne buvait que rarement de l'alcool. Il détestait perdre le contrôle, que ce soit de lui-même, de ses hommes ou d'une situation ce que, pour l’avoir expérimenté, je comprenais parfaitement.

Je sentais l'annonce venir, de la même façon que je pressentais l'orage à la lourdeur de l'air. J'allais enfin découvrir ce pourquoi mon instinct me titillait depuis ce matin. Mon oncle but un peu de saké puis fit claquer sa langue sur son palais. Constatant que la tension était telle pour moi que mes mains tremblaient, il me regarda gravement et annonça clairement, mettant fin à mon supplice :

-         Tu pars pour le Japon.

Et il fit claquer sa langue contre son palais une seconde fois avant de boire une nouvelle gorgée de saké. Je dus ressembler pendant quelques instants à un des poissons qui attendaient d'être transformés en sushi dans l'aquarium derrière moi. Ce n'était certes pas ma première mission, qui plus est à l'étranger, mais je n'ignorais pas les tensions actuelles avec les yakuzas. Cette mission semblait décidément essentielle. Je parvins enfin à balbutier :

-         Moi ? Mais... Pourquoi ? Comment ?

Mon oncle sourit mystérieusement et posa sur la table entre nous un petit appareil destiné à créer une sorte de bulle de silence. Toutes les ondes à proximité étaient désormais brouillées : plus personne ne nous entendait ni ne pouvait nous espionner par micro. Le seul défaut de ce système était sa trop grande efficacité : il affectait aussi le spectre du visible, en commençant par bloquer le rouge. L'ambiance glauque d'un lieu était un excellent révélateur de la présence d'un « waves bloker » (encore une technologie américaine).

Cette précaution mise en place, mon oncle se pencha vers moi dans un simulacre de discrétion pourtant inutile. Selon moi, cette attitude suspecte attirait plutôt le regard qu'autre chose. Il s'apprêtait à parler et avait mon attention la plus complète : l'utilisation du joli mais ruineux joyau hi-tech signifiait que ma mission allait être de la plus haute importance. Mon instinct ne m'avait pas trompé et j'appréhendais ce qu'allais dire mon oncle.

-         Bon. Tu te feras passer pour un garde du corps professionnel. Ce que tu es déjà par bien des aspects d’ailleurs. Ton principal, la personne que tu devras protéger, s'appelle Ichigo Obata. C'est un adolescent de presque 19 ans, dont le père nous intéresse particulièrement. Nous soupçonnons Togusa Obata d'être le lien entre le gouvernement japonais et les yakuzas, bien qu'il soit officiellement diplomate. Tu vas donc espionner le père pour nous et, si la situation le requiert, faire de son fils un otage plus qu'utile pour des négociations.

Quelle ironie, pensais-je. En bon père, M. Obata faisait protéger son fils par un garde du corps privé (et sûrement hors de prix), sans se douter que le danger viendrait justement de là. Mon oncle me tendit alors une carte mémoire déguisée en plaque militaire. Un « bijou » que personne ne serait étonné de voir porter un jeune homme.

-         Toutes les infos dont tu as besoin sont là : sur ta nouvelle identité comme sur tes cibles. Tes faux papiers seront bientôt prêts. L'une des raisons pour lesquelles tu as été choisi est ta connaissance parfaite du Japonais, ainsi que le fait que tu n'es fiché nulle part. Et tu n'auras même pas besoin de cacher ta mutation, puisque les meilleurs gardes du corps sont ceux qui l'ont subie.

Je poussais intérieurement un soupir de soulagement : je détestais me teindre les cheveux. Ce changement d'apparence me donnait mal au ventre rien que de l’envisager. Je pris la carte qu'il me tendait, passai solennellement la chaîne autour de mon cou et cachai le pendentif sous ma chemise.

-         Le code ? demandais-je.

-         Le même que la dernière fois.

Je hochai la tête. Un silence passa, durant lequel Anthony acheva son saké en le dégustant lentement. « Une bonne chose de faite », voilà ce que l'expression de son visage exprimait en cet instant. Le serveur, poli et discret, vint reprendre le verre vide, laissant en échange des serviettes éponges imbibées d'eau chaude et parfumée au citron pour nous nettoyer les mains. Il eut le tact de le dissimuler, mais je perçus son trouble lorsqu'il se rendit compte de l'action du bloque-ondes. Mais ce restaurant chic devait avoir l’habitude des clients fortunés qui aimaient leur intimité, car il fit mine de rien et se contenta de s'éclipser tout aussi discrètement qu'il était venu.

Dès que nous fûmes seuls à nouveau, mon oncle se saisit enfin de la mystérieuse boîte posée près de lui depuis le début du repas. Il me la tendit et je  m'emparai de l'objet comme du Graal. Je fus surpris par son poids assez élevé, qui me permit de rayer « archet » de ma liste d'hypothèses farfelues. Je la posais devant moi sur la table et attendis qu’Anthony parle.

-         As-tu entendu parler du durcissement récent de la loi anti-armes à feu au Japon ?

J'acquiesçai. Cette législation plus que restrictive avait soulevé un tollé général, même au sein du gouvernement, car la Police nationale avait été désarmée. Seule l'armée avait désormais l'autorisation d'utiliser des armes à feu potentiellement mortelles. J'eus un petit sourire : pensée pour lutter plus efficacement contre les sociétés secrètes, cette loi avait justement créé un regain du trafic d’armes. Tous voulaient avoir la main mise sur ce marché plus que rentable et cette loi était aussi une des causes du conflit entre mafiosi et yakuzas.

Bien-sûr, en tant que garde du corps professionnel, je ne pouvais enfreindre cette loi. Que contenait cette boîte, alors ? Un teaser nouvelle génération ? L'espèce de fouet électrifié qui était devenu l'arme de service des policiers japonais ? Anthony me fit un petit signe de tête, m'autorisant à déballer ce cadeau qu'il me faisait. Un petit sourire courait sur ces lèvres, et je ne savais pas très bien à quoi m'attendre. Je n'aimais guère manipuler ce genre d'armes gadget et m'apprêtais à simuler la reconnaissance et la joie. Circonspect, j'apposais mes doigts sur le système d'ouverture à reconnaissance d'empreintes digitales. Un petit claquement m'annonça que la serrure était débloquée et je soulevais précautionneusement le couvercle. Je restais muet de stupeur. Pour la deuxième fois du repas, j'offrais une ressemblance frappante avec un saumon. Je me repris avant que le chef ne décide de me transformer moi aussi en sashimi.

Je saisis religieusement le fourreau, superbe de simplicité, qui contenait le katana que venait de m'offrir mon oncle. Avec lenteur et respect, j’en entourai la garde de ma main et le dégainai en douceur. Des frissons de joie remontèrent ma colonne vertébrale et mon cœur se mit à battre frénétiquement. Je frisai la crise cardiaque avant de réussir à me calmer. Anthony Montale, un sourire satisfait sur les lèvres m’observa alors que je tentais désespérément de balbutier un remerciement. Il tendit le bras et je crus qu’il allait m’ébouriffer les cheveux, comme toute ma famille le faisait lorsque j’étais enfant, mais il retint finalement son geste et posa sa main sur mon épaule.

-         Il n’est pas aussi ancien qu’il en a l’air. Tu devras en maîtriser toutes les fonctions avant ton départ, dans trois semaines.

Je hochais la tête, plus sérieux que je ne l’avais jamais été. Ce présent unique, apparemment fabriqué sur-mesure et évidemment très coûteux signifiait que cette mission était de la plus haute importance. Le Parrain de la Mafia new-yorkaise me regarda droit dans les yeux :

  -      Je compte sur toi.

***

-         Je compte sur toi, mon fils.

-         Mais Papa !

Ichigo frissonna légèrement et son cœur battit un peu plus rapidement. Impossible. Jamais il n’accepterait une telle chose ! Déjà son père l’obligeait à supporter qu’un garde du corps le suive partout, et maintenant ça !

-         Il n’y a pas de mais, jeune homme. C’est une grande responsabilité que je te confie. Si l’on veut pouvoir surveiller tranquillement ce prétendu « garde du corps », il ne faut pas qu’il soit au courant de ta mutation. Et je doute que tes cheveux violets ne le mettent pas sur la piste. Désolé mais il va falloir les teindre !

-         Impossible. Complètement impossible !

Alors qu’il se servait plus souvent de l’anglais dans la vie quotidienne, même avec son père, Ichigo avait parlé japonais car son cri venait du cœur.

-         Ichigo ! Tes considérations esthétiques n’ont que peu d’importance face à la situation tendue dans laquelle nous sommes ! Je te rappelle qu’en tant que médiateur occulte, ma position est très délicate. Moi non plus ça ne m’arrange pas que la mafia vienne se mêler à l’imbroglio diplomatique. Mais je n’y peux rien.

Ichigo grommela. Bien sûr, vu comme ça… Mais, en digne fils d’un champion de la rhétorique, il tenta :

-         Mais mes cheveux pourraient être teints en violet. La mode « butterfly effect » fait des ravages ! Ce n’est pas si rare de croiser des gens normaux avec les cheveux orange ou rouges. Dans mon bahut, y’avait même un gars qui s’était fait tatouer une Marque.

-         Peut-être dans ton précédent « bahut », mais je te rappelle que nous ne sommes plus aux États-Unis. Le Japon est réputé plus conservateur. En plus ton nouveau lycée est le plus huppé de tout Tokyo : je doute franchement quant à l’influence de cette mode sur les fils et filles des ambassadeurs du monde entier.

Et tac. Comme toujours, son père avait contre argumenté, démontant l’idée de son fils en deux phrases pleines de raison. Ichigo grogna. Il avait oublié ce « détail » : non seulement il avait changé de continent, abandonnant sa vie tranquille aux States, mais en plus il allait devoir fréquenter le gratin de l’élite de la crème du pays. Réjouissantes perspectives. Il imaginait d’ici ses futurs camarades : d’arrogants premiers de la classe, parlant comme si l’univers leur appartenait. Et l’univers leur appartiendrai car ils seraient les héritiers des hommes les plus influents : PDG, politiciens et mafieux, et seraient eux-mêmes une race nouvelle à la lisière des trois. Le genre de gens qui portent l’uniforme avec classe et distinction comme s’ils foulaient en permanence un invisible tapis rouge. Avec ses convictions morales, ses cheveux améthyste jusqu’à la taille et ses yeux abricot, il allait sérieusement détonner dans le décor. Ichigo regarda son père, qui attendait patiemment une réponse affirmative. Il soupira et fit son plus beau regard de chien battu :

-         T’es sûr qu’on peut pas faire autrement ?

-         Certain.

La réponse était claire et nette et l’adolescent se rendit à l’évidence : il allait devoir aller chez le coiffeur, ce qu’il détestait par-dessus tout. À part peut-être les araignées.

-         Bon. OK pour la teinture. Je suppose que je vais aussi devoir me faire pigmenter les iris ?

Togusa Obata poussa un soupir de soulagement et son fils sourit. Ce garçon avait de qui tenir et il était la seule personne qui parvenait parfois à faire plier son diplomate de père, célèbre pour avoir participé à la réconciliation du Japon et de l’Amérique lorsqu’ils étaient au bord de la déclaration de guerre après la Pandémie, s’accusant l’un l’autre du désastre quand le véritable coupable était surtout l’Homme et son inaliénable tentation pour l’hybris. Ce fut d’ailleurs pour ses talents d’orateur qu’Obata-sama avait été rappelé d’urgence au pays afin de consolider le lien fragile entre les yakuzas et l’État japonais. C’était une mission des plus secrètes et Ichigo était honoré que le Gouvernement ait choisi son père, même si officiellement Obata-sama était en préretraite et s’occupait des relations entre les différentes ambassades du territoire nippon. Ichigo était surtout fier que son père l’ait jugé assez digne de confiance pour lui révéler tout dans les moindres détails. Détails qui comprenaient l’ancienne appartenance de Togusa Obata aux yakuzas. Le garçon l’avait d’abord mal pris, puis avait accepté le fait que personne n’était parfait. « Chacun doit porter le poids de ses propres erreurs » avait tristement conclu le repenti ayant appartenu à un boryokudan durant son adolescence et jusqu’à ses 20 ans. De toute façon, Ichigo aimait trop son père pour le renier bien longtemps. Sortant de ses pensées, il demanda :

-         Il arrive quand ce fameux mafieux déguisé en ange gardien ?

-         Ce soir, répondit son père. Nous allons le chercher à l’aérogare : il arrive par le dirigeable de 18 h 30.

Le délai était court. Pourtant, il fallait bien deux jours de dirigeable pour un trajet New-York/Tokyo ! Il fallait qu’il se dépêche. Son père lui tendit alors un petit plan qui indiquait le chemin jusque « Chez Martin », un coiffeur qui lui avait été recommandé pour sa discrétion.

-         Tu es au courant depuis combien de jours Papa ?

-         Cinq.

Obata-sama toussota tandis que son fils lui faisait une petite grimace ironique.

-         Tu m’as prévenu au dernier moment pour que je n’essaye pas trop d’argumenter, c’est ça.

L’homme se racla à nouveau la gorge.

-         Mon fils, tu es décidément un peu trop intelligent.

              -         Mouais, c’est ça. Va bosser au lieu de dire des trucs stupides.

Une fois son père parti pour l’ambassade du Brésil, où des affaires administratives requérait sa présence, Ichigo termina tranquillement son petit-déjeuner. Finalement, ça allait l’occuper. Habitués à la présence de domestiques, Ichigo s’était senti terriblement seul dans la maison familiale. Ce retour sur le lieu de sa petite enfance l’avait rendu nostalgique de l’ambiance qu’il y régnait, avant la mort de sa mère dans l’épidémie d’H5N13 et leur déménagement pour le Brésil. Secouant la tête pour chasser ses idées noires, Ichigo courut s’habiller.

 Il ne portait habituellement que des vêtements sombres et rageait à l’idée de devoir porter dès le lendemain un uniforme gris clair. Il brossa ses longs cheveux violets pour la dernière fois et constata qu'ils lui arrivaient maintenant au bas du dos. Saisissant un crayon sur son bureau, il enroula ses cheveux en chignon d'un geste expert. Un deuxième crayon vint rejoindre le premier pour stabiliser l'ouvrage. De dos, il ressemblait à une geisha moderne, en jean et en sweat. Et avec de larges épaules. En fait il n’avait en commun avec les geishas que la sensualité de ses cheveux longs et parfaitement lisses.

              Il soupira, attrapa ses clés et sortit, laissant le garde en faction devant la maison et son chien-loup s'occuper du reste. Une fois dans la rue, il songea qu'il aimait vraiment le nouveau visage de Tokyo. Il était né dans cette ville et y avait vécu jusqu'à ses cinq ans puis, après la Grande Pandémie, M. Obata avait été muté en Italie. Terrassés par le chagrin, le père et le fils s'étaient empressés de quitter ces lieux désormais chargés de tristesse. Il gardait de la ville un souvenir gris et pollué. Maintenant, les tours immenses étaient recouvertes d'une plante génétiquement modifiée qui agissait comme un filet. Ses feuilles très fines laissaient totalement passer la lumière et, lors de séismes, l'entrelacs de racines maintenait les bâtiments en place. Cette plante, l'élomée, avait été conçue en laboratoire et permettait, combinée à l'aquaglas, de construire des édifices extravagants avec presque aucunes contraintes de structure.

Ichigo sourit dans le vide en croisant un building ressemblait à la Vague d’Hokusai. Il devait être rempli de bureaux dans lesquels des employés tristounets effectuaient un travail rébarbatif. Son petit gloussement de rire n'échappa pas à une passante. La jeune femme, étonnée, se retourna et ne put se retenir de fixer cet éphèbe avec ses splendides cheveux violets, son chignon de samouraï et ses yeux... La passante marqua un arrêt et dévisagea l'homme qui lui faisait face, oubliant toute notion de politesse. Ses pupilles presque orange étaient marbrées de brun tels deux éclats d'ambre. La passante, joaillière, trouva la comparaison parfaite : un brun si clair et lumineux qu'il virait au tango tout en conservant des zones plus sombres.

Sentant cet examen, Ichigo eut un petit sourire timide avant de détourner le regard. Il n'aimait pas être un centre d'attention. La jeune joaillière, honteuse de son comportement et un peu effrayée car les mutants n’avait pas bonne réputation, rougit et reprit son chemin en courant quasiment. Ichigo s'éloigna, songeant que la mascarade à venir lui éviterait au moins ce genre de moments gênants. Il soupira, jeta un coup d'oeil au plan que lui avait remis son père et tourna à droite. Il regarda autour de lui : personne. Il était huit heures un dimanche matin dans un quartier résidentiel en construction. Avec le sourire du gamin qui a conscience de faire une bêtise, le garçon quitta le trottoir et alla batifoler dans l'herbe, ancien macadam reconverti en pelouse. Là, au milieu des fleurs, seule se détachait la bande blanche magnétisée qui guidait les véhicules. Il risquait gros en marchant sur cette étendue herbeuse, car la loi l'interdisait sous peine d'amende. Mais c'était si agréable...

Après quelques minutes d'infraction, Ichigo retourna sur le trottoir : le quartier, désormais habité, se faisait plus animé. Les gens sortaient prendre l'air, allaient faire des courses au marché, profitaient du dernier week-end de vacances. Un joggeur tentant désespérément de rattraper son chien le dépassa. Un homme et une femme, sortant précipitamment d'un magasin les sacs de leurs achats en main, le bousculèrent tous deux dans la cohue. L'homme s'excusa rapidement et se dépêcha d'entraîner son épouse au loin. Le regard craintif de celle-ci sera le cœur d'Ichigo.

             Malgré les années, la méfiance et la haine envers les mutants restaient vives. Dix ans auparavant, un virus mutant s’était échappé d’un laboratoire américain secrètement installé sur une île japonaise avec l’accord des deux gouvernements. La pandémie s'était rapidement étendue à la planète et le H5N13 avait décimé presque la moitié de la population mondiale. Dix pour cent des survivants avaient alors subi une mutation importante de leur génome. Les  dons dont ils furent dotés les rendirent suspects aux yeux des rescapés « normaux » : on voyait en eux des responsables parfaits. Certains religieux avaient même émis l’hypothèse que leurs âmes étaient le prix à payer pour obtenir ces étranges pouvoirs. Il avait fallu toute la mobilisation de la communauté scientifique et médicale pour faire changer cette idée, et monter que la mutation était plutôt une malédiction qu’un bienfait.

Ichigo songea que le Papillon avait considérablement changé la face de la Terre. Désormais conscients qu'il fallait prendre soin de l'écosystème, les chefs d'états du monde entier et les dirigeants des grosses multinationales s'étaient réunis pour signer le Second Protocole de Kyoto. Les chercheurs, motivés par d'énormes subventions, avaient soudain trouvé des dizaines d'alternative au pétrole, désormais interdit pour autre chose que la fabrication des plastiques. Une myriade de nouvelles technologies, où d'anciennes remises au goût du jour avait été développée, notamment dans les domaines des énergies renouvelables, du recyclage des déchets et de l'eau ou encore des matériaux de construction. Ce changement n'affecta pas seulement les humains. Les règnes animal et végétal avaient été eux aussi affectés par les mutations : plantes aux propriétés étonnantes, naissance d'espèces hybrides extravagantes comme la chèvre/renard ou le chat/rat. Sans compter les expérimentations sordides de savants qui utilisaient le virus à des fins peu glorieuses de manipulation génétiques. 

               Enfin arrivé à destination, Ichigo s'engouffra dans le centre commercial. Par contre il y avait bien une chose qui n'avait pas changé dans la société : les inégalités entre pauvres et riche étaient toujours aussi grandes et des boutiques de luxe côtoyaient toujours des marchés hard discount. Il prit tranquillement les escalators et pu découvrir la devanture de son coiffeur au fur et à mesure de son ascension. Une vitrine laissait apercevoir les clients et les coiffeurs s'activant. Il semblait y avoir une bonne ambiance. Le tableau était complété par l'enseigne toute simple, écriture rouge sur fond beige saumoné, annonçant « Chez Martin ». En dessous du nom de la boutique, une paire de ciseaux et un peigne entrecroisés dessinés de manière délicieusement vieillotte servaient d'emblème, tandis qu’un petit écriteau sur la poignée précisait « coiffeur et visagiste, ouvert tous les jours de 10h à 20h, sauf samedi ». Ichigo s'arrêta, écoutant un instant les voix rieuses entrecroisées de soufflerie de sèche-cheveux et de claquements de ciseaux qui s'échappaient de la porte entrouverte. Il soupira et libéra d'un geste ses cheveux qui cascadèrent jusqu'à sa taille. Il se recoiffa vaguement puis décida de s'en remettre au Destin. La porte carillonna joyeusement lorsque le jeune homme en passa le seuil.


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