Curaçao, le souriceau qui poaime


Flux et reflux

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Les mots de Maxime


Posté le 12/10/10 dans Textes - Parcours obligé

Les Mots de Maxime

Raidi par de longues heures de chevauchée, Raphaël Rike sauta au bas de sa monture avec une grimace de douleur. Il ne se sentait jamais aussi fourbu qu’après de longues heures de vol sur sa moto des airs. Garant son engin rutilant, équipé du dernier moteur à énergie cosmique, entre une vespa à peine aéroportée et un cyclomoteur fonctionnant visiblement toujours au gasoil, Raphaël commença à se demander pourquoi son contact lui avait donné rendez-vous dans une taverne d’un niveau aussi bas. Encore un peu et il aurait touché le sol.

Encore abasourdi par le silence gris du ciel, l’homme prit de plein fouet l’animation du bouge lorsqu’il en franchit la porte. Sur une scène arrosée de lumières épileptiques, des danseuses au physique avantageux se déhanchaient sur une soupe musicale où ne surnageaient que les basses, puissantes et rythmées. Raphaël en était à détailler une danseuse dont le buste ressemblait bien plus à une plaine qu’aux vallées qui l’environnait lorsqu’un homme en uniforme de serveur lui fit signe de s’installer dans une alcôve un peu plus calme. À sa grande surprise, le serveur s’y assit en sa compagnie.

-  Je suis votre contact, annonça-t-il de but en blanc, tout en lui tendant son poignet où un tatouage lupin prouvait ses dires.

-  Je m’attendais à une femme, lâcha Raphaël, méfiant.

-  Et moi à un musicien errant, rétorqua le serveur.

-  Ça peut s’arranger…

Et l’homme sortit de son blouson de baroudeur au cuir usé une petite flûte de cristal dont il tira une mélodie légère, entraînante. Son vis-à-vis lui lança un regard assassin puis ôta le collier ras-du-cou dissimulé sous le col de sa chemise. Sa silhouette se brouilla un instant et le serveur brun, banal et passe-partout se transforma en une rousse flamboyante au regard de bronze terni. Rike se félicita intérieurement que le QG ait décidé l’attribution d’un si charmant contact puis héla un véritable serveur et commanda de quoi se rafraîchir le gosier. Il attendit que son contact fisse son choix (sans alcool nota-t-il) avant de lui lancer nonchalamment :

-  Je croyais que FlorenceTM interdisait aux hommes de se produire sur scène depuis le scandale de son PDG gogo-danseur…

La rousse sourit machinalement en retour

-  On m’avait prévenu que c’était obsessionnel chez vous.

-  Les danseurs ?

-  Observer.

-  Cela m’évite bien des mésaventures. Nombre de risques s’évitent.

-  Vous en prenez pourtant beaucoup !

-  Jamais lorsqu’ils sont inutiles.

Elle savait s’avouer vaincue et Rike était aussi intraitable que son ton inflexible. Le serveur revint à point nommé, apportant les boissons, et elle patienta jusqu’à son départ pour poser la question fatidique :

-  Alors, quelles nouvelles de l’Ouest ?

Raphaël prit le temps de boire une gorgée du (mauvais) whisky qui lui avait été servi avant de répondre et elle entraperçu à cette occasion le loup, frère du sien, tatoué sur son poignet. L’homme reposa doucement son verre.

-       Quelques bonnes mais beaucoup de mauvaises, annonça-t-il laconiquement.

Il se plongea ensuite dans un compte-rendu détaillé de la situation précaire de la résistance valadorienne. Depuis cinq ans déjà, le Conglomérat des Entreprises Détentrices de Ressources Essentielles, Le Cèdre, avait envahit les deux dernières cités franches d’Europe, Valia et Doria, dont les entrepreneurs résistants s’étaient unis sous l’égide du Roi-PDG pour une offensive qui défrayait les cours de la bourse en plus de la chronique depuis déjà deux semaines. L’eau, dernier monopole valadorien et otage du conflit, voyait son prix au baril frôler des sommets encore jamais atteints. Les plus pauvres, incapables d’acheter ne serait-ce qu’une bouteille d’un liquide à peu près potable, mourraient par milliers dans les bas-fonds surpeuplés des cités-mondes pendant que les nantis des niveaux supérieurs sirotaient de l’eau de source dans des coupes en véritable bois de la planète Terre. La Terre où, rats quittant le navire condamné, allait s’échouer toujours plus de miséreux, eux-mêmes contraints à errer dans les ruines radioactives de la Troisième Guerre mondiale, qui avait sonné le glas des États et d’où n’émergeaient plus que les villes-bulles, interdites d’accès aux non-salariés des banques qui y régnaient.

Les deux résistants poussèrent un énorme soupir. La lutte n’allait pas sans sacrifices, ils en étaient tous deux conscients, mais la situation rendait Valadoria et quiconque s’en réclamait très impopulaire. Noyant ses états d’âme dans sa dernière gorgée d’alcool, Raphaël s’autorisa une légère détente : son rapport était transmis, son whisky pas si mauvais que ça et son contact très joli. Ce dernier d’ailleurs se tortilla bizarrement sur sa chaise avant de lancer :

-       Dehors, c’est comment ?

Raphaël sourit, amusé : on en venait toujours là avec les citadins.

-       Florentine ?

-       De naissance, acquiesça-t-elle.

Il sourit de nouveau et commença à raconter les rivières, les champs, les bois et le clair de Jupiter, gazeux et superbe avec ses anneaux de météorites. En un mot, la campagne et sa verdu…

Brusquement, dans un effet Larsen atroce, la musique s’arrêta et, au milieu des cris de panique, une fenêtre proche implosa, lardant les consommateurs d’éclats de plasto-verre brûlants. D’un même geste, Raphaël et son contact s’étaient jetés à l’abri de la table et un moment de confusion s’ensuivit où la rousse, le nez écrasé sur le cuir du baroudeur, luttait pour se dégager alors qu’il la maintenait d’une douloureuse clé d’épaule. Réalisant la situation, il la lâcha avec un grommellement d’excuse.

-       Les habitudes de la Milice…

Parmi le chœur des cris de panique, une voix forte se mit soudain à gueuler des ordres.

-       En parlant de la Milice, lança la rousse, je pense que vos ex-petits potes nous cherchent.

Ils échangèrent un long regard puis, sans plus hésiter, bondirent vers l’issue la plus proche… bloquée par des miliciens lourdement armés. Changeant de direction aussi sec, ils se plongèrent dans l’ombre d’une alcôve où un verre renversé achevait de répandre son précieux contenu sur le sol. Après un moment d’observation et de réflexion, Raphaël Rike annonça froidement :

-       Me défenestrer n’est pas mon passe-temps favori, mais je crois que nous n’avons pas de meilleur choix.

Son contact grimaça : elle en était arrivée à la même conclusion. Par chance, la fenêtre brisée donnait sur le parking et seuls cinq gardes en barraient l’accès. D’un geste fluide, Rike dégaina deux discrets Beretta. Il en proposa un à son contact mais celle-ci était déjà en train d’armer son Remington. Il eut un sourire appréciateur : ce pistolet dans cette main fine, c’était sobre, élégant, efficace ; l’essence même de l’arme à feu. La jeune femme se signa, réflexe hérité de l’Ancien Temps, implora brièvement le divin puis se leva et bondit dans l’action, sans un coup d’œil pour son coéquipier qui, sans s’en offusquer, s’y jeta à son tour. Quelques détonations, le sifflement rasant des balles, le plasto-verre fondu collant à ses semelles et l’éclat rouillé d’une tignasse bouclée : Raphaël percevait avec une acuité décuplée par l’adrénaline chaque seconde de l’échappée. Son contact, un peu lente à tirer, compensait par la justesse de ses tirs. Elle avait abattu deux des gardes avant même qu’ils ne réalisassent être attaqués. Raphaël expédia les trois restants en Enfer, bondit à la suite de l’éclair roux par la façade éventrée et bénit son mécano qui, prophète à ses heures perdues, avait renforcé son endosquelette en lui prédisant de durs temps à venir. Le choc avec le sol, quatre mètres plus bas, fit à peine grincer l’acier de ses jambes et déjà il courait pour rattraper son contact qui, esclave de l’innovation et de la modernité, avait choisi un corps entièrement androïde et très amélioré vu la vitesse à laquelle elle galopait vers les motos.

Le temps qu’il la rejoigne, elle tentait pour la troisième fois de démarrer la vespa que Raphaël avait remarquée en arrivant. Pestant contre son véhicule, la jeune femme le traitait de tout un panel coloré de termes évoquant toujours le digne métier de prostituée. Relevant les yeux pour surveiller la progression des mercenaires lancés à leur poursuite, elle tomba nez-à-nez avec Raphaël. Un instant interdite devant son sourire moqueur, elle lâcha finalement, désemparée :

-       Cette vieille pute m’abandonne !

Grand seigneur, l’homme lui tendit son casque qui avait roulé au sol et lui fit de la place sur sa propre bécane.

-       La Milice, c’est pire qu’une mafia : plutôt que de voler le bien d’autrui, elle le bousille. Heureusement que mon bébé est blindé.

Et sans plus s’attarder, il alluma son moteur et fonça au milieu du trafic, montant à pleine vitesse vers les niveaux supérieurs et hors la ville. Cramponnée à sa taille, sa passagère lui hurla à l’oreille :

-       J’ai pas de parachute moi !

-       Moi non plus ! lui répondit-il sur le même ton.

-       Et la sécurité ?

-       Une fable.

-       Et le casque alors, il sert à quoi alors ?

-       À se protéger des excréments d’oiseaux !

Raphaël accéléra encore et son contact éclata d’un rire nerveux.

-       Et c’est quoi le nom de ton bolide ?

-       C’est une Especta 500 !

Cette fois-ci la jeune femme rit sincèrement :

-       On dirait un nom de médoc !

Le motard poussa son moteur au maximum et louvoya entre une benne à ordure et un taxi, semant leur ultime poursuivant, puis enchaina sur une descente à pic de plusieurs niveaux.

-       AaaaAAah !… Je retire ce que j’ai dit sur ton sérénissime bolide des airs !

Raphaël ralentit un peu et, dix minutes plus tard, ils quittaient la ville.

Le soudain passage des gratte-ciels immenses à l’espace infini tira un sifflement admiratif à la passagère. Hors de la cité, le silence était parfait. Longtemps silencieuse, la jeune femme admirait le paysage. Ce ne fut qu’après près de deux heures de vol qu’elle prit la parole :

-       Il semble que nous ne sommes pas poursuivis. Où allons-nous maintenant ?

Raphaël sourit au vent.

-       Rétablir un régime digne de ce nom.

-       Nous rejoignons le roi ?

-       La monarchie, le meilleur des régimes ? Vous n’avez pas lu Platon, vous.

-      

-       La république, jeune femme, la République.

-       Mais… Et Valadoria ?

-       Un premier pas.

-       Tu… Tu es un idéaliste !

Dans sa bouche, les mots sonnaient comme une insulte. Raphaël sourit intérieurement. Depuis longtemps déjà le politique, supplanté par l’économique, maintenait la population sous son empire. Il fallait que cela cesse.

-       Et… Ça fonctionne comment la république ?

L’ex-milicien sourit. Tout n’était pas perdu. Quelque soit son passé, quoi que l’avenir lui réservât, l’espoir d’une rédemption renaissait en lui.

-       La République, jeune femme…

-       Derius, je m’appelle Derius !

-       La République, Derius…

Et tandis qu’un clair de Jupiter se levait sur Europe, Raphaël Rike rêva un autre monde.


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